Les apprentis ingénieurs en étaient encore à l’étape de la conception lorsque l’escouade dépêchée à la centrale nucléaire revint bredouille au campement. L’espoir de recourir aux combinaisons définitivement envolé, le clan se concentra sur la proposition du jeune surdoué et accéléra le mouvement.
Sur les conseils de Zacharie, les Touaregs écumèrent les habitations du village à la recherche de nylon, un textile léger et résistant, utilisé jadis pour la fabrication des montgolfières. En l’espace de quelques jours seulement, ils récoltèrent plusieurs kilomètres de draps, de rideaux, de nappes et de vêtements qu’ils découpèrent, puis assemblèrent en fuseaux afin de constituer les enveloppes. Le travail de couture définitivement achevé, Saïd devrait encore installer, au sommet des ballons, des morceaux de tissu amovibles appelés parachutes, qui permettraient aux pilotes, en libérant l’air chaud, d’effectuer l’atterrissage.
Pendant que les petites mains étaient à l’ouvrage, Jul, aidé de quelques compagnons, avait démonté et scié l’échafaudage. Puis il avait soudé les tuyaux et confectionné trois cabines d’environ huit mètres carrés qu’il avait équipés de planchers en résine transparents, détaillés dans la structure d’une vieille serre. Aujourd’hui, il cherchait un moyen efficace de fixer au-dessus des nacelles les chaudrons qui contiendraient le feu, sans que l’installation mette l’équipage en danger.
L’effervescence qui régnait avait permis à Owen de garder l’espoir que lui avait insufflé la chef touareg à leur arrivée au hameau. Encore affaibli par son excursion aux abords de la centrale, l’adolescent n’avait pu, à son grand désarroi, contribuer à la construction des aéronefs. Cependant, les heures passées à observer les nomades l’avaient consolé, lui inspirant un profond sentiment de gratitude. Grâce à eux, il allait, enfin, pouvoir rallier la source et délivrer son peuple de la ténébreuse Entias ! Tout à sa réflexion, il ne remarqua pas celle qui approchait.
— Bonsoir ! Je peux m’asseoir ? lui demanda Manyara.
— Bien sûr ! répondit-il, ravi de l’avoir à ses côtés.
— À quoi pensais-tu ?
— À vous. C’est dingue ce que vous êtes parvenus à faire en si peu de temps !
— Pourquoi ? Tu ne nous en croyais pas capables !
Manyara le fixait avec un étonnement teinté d’arrogance.
— Non ! s’exclama l’adolescent, décontenancé par sa réflexion. Je suis juste bluffé ! C’est tout !
— On n’est peut-être pas aussi instruit que vous, mais on est loin d’être des ignorants ! Nos pères ne se sont pas contentés de nous garder en vie, ils ont également veillé à nous transmettre des savoirs, continua la jeune femme, sans prêter attention à l’émoi que ses paroles un peu vives suscitaient.
— Que vous ont-ils enseigné ? demanda timidement Owen, tentant d’apaiser son amie qui était visiblement à cran.
— La lecture et l’écriture. Les mathématiques, l’histoire, la géographie et plein d’autres choses…
— Comment ont-ils fait ? J’imagine qu’ils n’avaient rien sous la main !
— Ils nous ont incités à glaner les connaissances par-ci, par-là. Dans les villages abandonnés, on trouve toutes sortes d’ouvrages intéressants, tu sais ! On les prend, on les lit puis on les laisse une fois qu’on en a plus besoin !
— Une bibliothèque itinérante ! Je saisis mieux l’intelligence de Zach !
— Oui ! affirma Many, recouvrant son sourire. Mais on n’est pas tous comme lui ! C’est un surdoué. Il comprend très vite. C’est la raison pour laquelle nous l’avons intégré au comité, malgré son jeune âge.
— C’était une bonne idée ! conclut Owen, heureux de retrouver la douce humeur de son amie. Sans lui, on en serait encore à se creuser la tête.
Lorsque les travaux de fabrication touchèrent à leur fin, Manyara constitua les équipages, désignant, pour chacun d’eux, un pilote et son adjoint ; Zach, Owen et Jul conduiraient les aéronefs aidés respectivement de Tonga, Marguerite et Saïd. Avec une appréhension fort légitime, le jeune surdoué transmit, ensuite, ce qu’il connaissait des manœuvres de vol à ses coéquipiers, puis on installa les ballons à l’orée du village, dans un champ qu’on avait préalablement fauché afin d’éviter tout risque d’incendie. Leur voile déployée au sol, les montgolfières attendaient sagement qu’on allume les feux pour se gonfler d’air chaud et emporter, vers des horizons plus cléments, les nomades et leur maigre troupeau.
À la pointe du jour, les enveloppes qu’on avait commencé à chauffer au milieu de la nuit se tenaient bien droites et balançaient mollement leur ventre rebondi au-dessus des paniers. Un vent de nord-ouest soufflait doucement sur la prairie et avec de la chance, pensa Owen, il escorterait les voyageurs jusqu’à leur arrivée, quelque part, au sud de la centrale. À la lisière du pré, les membres du clan fascinés par le spectacle attendaient que Manyara ordonne le départ. Resserrés autour de leur pilote, ils guettaient avec une inquiète excitation le moment où, entassés à l’intérieur des nacelles, ils s’envoleraient vers le ciel couleur de rosée.
— C’est bon, Many ! Je crois qu’on peut embarquer !
Sur les conseils de Zach, la chef de tribu donna le signal et les hommes bleus se dirigèrent, à pas mesurés, vers les aéronefs. Les conducteurs pénétrèrent les premiers dans les habitacles puis, assistés de leurs auxiliaires, ils contrôlèrent le flot des passagers afin d’éviter toute précipitation et préserver ainsi la stabilité des chaudrons à l’intérieur desquels flambait un composé de brindilles et de paille.
— Faites attention ! Pas de bousculade ! avertit Owen.
L’embarquement se réalisa sans accrocs, sous le regard soulagé de la médium qui, observant l’exercice d’une cabine, redoutait un ultime mouvement de panique. D’un geste, elle remercia les chefs d’équipe qui avaient su maîtriser le flux et attendit, le cœur battant, que les montgolfières prennent leur envol.
La première à s’élever fut celle d’Owen. Marguerite qui surveillait le feu aux côtés de l’adolescent ne put réprimer un juron quand le ballon se souleva de quelques centimètres. À l’instar de ses compagnons, elle s’agrippa aux cordages qui entouraient le cockpit tandis que l’habitacle rebondissait comme une grosse balle sur l’herbe jaune et sèche.
— Tu peux lâcher les sacs, Owen ! lui cria Zach, les mains en porte-voix.
Aussitôt, le jeune sourcier donna l’ordre à son équipe de détacher les paquets de sable qu’ils avaient précédemment accrochés au panier pour le stabiliser. Dans un silence magnifique, l’aéronef monta lentement au-dessus de la végétation, glissa, majestueux, dans l’atmosphère opalescente, effleurant au passage la montgolfière dans laquelle Manyara et Néty avaient pris place.
— Nom d’un mammouth ! J’aurais jamais cru voir ça de ma vie ! jura l’ancêtre, faisant écho à Marguerite.
— À notre tour, Néty ! avertit Zach en souriant. Jetez les sacs, vous autres !
— Ah ! Mazette de mazette ! C’est plus de mon âge, ces bêtises !
Pour apaiser l’aïeule qui tremblait de tous ses membres, les mains accrochées au garde-corps, Manyara lui murmura des paroles rassurantes, mais contrairement au précédent, le décollage se réalisa sans le moindre cahot et la montgolfière s’envola avec tranquillité dans l’air vivifiant du petit matin. Appuyée contre la rambarde, la médium admira le paysage qui se révélait à elle avec lenteur et nonchalance ; sous ses pieds, la prairie ondulait tel un immense tapis couleur de moisson tandis que les maisons du village se métamorphosaient en une mosaïque de rectangles jaune et brun à mesure qu’ils prenaient de l’altitude. Au loin, sous un blanc trait de brume, la silhouette carbonisée de la centrale lui apparut en filigrane. Soudain, le timbre angoissé de Zach sortit la jeune femme de sa contemplation.
— Y’a un problème !
— Regardez ! Le ballon de Jul et Saïd est toujours au sol ! s’exclama Tonga, pointant un doigt dans sa direction.
Le troisième aérostat, dont l’enveloppe oscillait de façon étrange, décolla subitement, dépassant en quelques secondes les toitures du hameau. Sous les mouvements aléatoires de l’immense toile, la nacelle gîta projetant les occupants terrorisés contre les parois ; certains se raccrochèrent en hurlant aux suspentes, d’autres roulèrent au fond du panier, laissant échapper les chèvres qui sautèrent dans le vide en émettant des bêlements aigus. Puis, la montgolfière se mit à tournoyer comme une feuille morte, entraînant la cabine et ses passagers dans une spirale impressionnante. Saïd n’eut pas le temps de se débarrasser du chaudron ; le ballon s’embrasa d’un seul coup et descendit en flèche, traînant dans son sillage, un gigantesque nuage de fumée.
Prisonniers de leurs nacelles, les autres voyageurs, sidérés, assistèrent au crash tandis que le vent les emportait avec mollesse loin de la tragédie.
— Que s’est-il passé ? demanda la médium à Zacharie quand loin de l’accident ils commencèrent à reprendre leurs esprits.
— Je sais pas ! Peut-être qu’ils ont trop chauffé… ou c’est un courant d’air qui a détourné la flamme… répondit l’enfant, des sanglots dans la voix.
— Ce n’est pas de ta faute ! On était tous conscients des risques en embarquant.
— Sauf que si j’avais pas eu cette idée, ils seraient encore là !
— Écoute-moi ! Ce qui est arrivé est horrible, mais on doit continuer ! Pour nous, pour eux ! On n’a pas le choix ! Tu m’entends !
Zacharie hocha timidement la tête.
— Vous m’entendez ! insista la médium en s’adressant aux autres passagers. Nous devons aller de l’avant ! En mémoire des nôtres qui sont morts sous nos yeux, ce matin !
La chef de clan ignorait combien de temps durerait leur périple, mais, en de telles circonstances, elle savait que la vigilance, la concentration et la détermination seraient de bien meilleures alliées que le chagrin.
— Ils ont compris, ma belle ! répliqua la grand-mère à l’attention de la voyante. N’est-ce pas, vous autres ?!
Un murmure d’approbation s’éleva aussitôt dans les rangs des voyageurs.
— Et maintenant, qu’attends-tu de nous ? interrogea Myriam, d’une voix douce.
— Que vous soyez attentifs et patients. Là-bas, ce sont les ruines de la centrale. D’après ce que m’a dit Zach, nous y serons peut-être avant la nuit. Après, nous ne savons pas ce que nous allons trouver. Je vous demande donc de rester vigilants jusqu’au bout et de garder espoir.
Endossant spontanément le rôle de porte-parole, Myriam conclut calmement :
— Sois rassurée, Many ! Nous ferons ce qu’il faut. Nos amis, nos parents ne seront pas morts pour rien !
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