Le jour se levait sur la mer de végétation qui filait inlassablement sous l’ombre des paniers lorsque résonna un hurlement identique à celui qu’ils avaient entendu, plus tôt dans la nuit. En quelques secondes, une succession de longues plaintes se répandit, d’écho en écho, au-dessus de la forêt, comme un chœur sauvage et pénétrant. Le sang de Marguerite ne fit qu’un tour. « Si Kant avait été là, elle aurait su tout de suite ! » pensa-t-elle avec irritation. Or, la docteure n’avait pas les connaissances de sa consœur et comprenait seulement maintenant de quel animal il s’agissait !
— Regardez ! s’écria une petite Touareg, à l’intérieur de la nacelle voisine.
L’enfant montrait un piton rocheux qui émergeait, à quelques encablures, de la surface verdoyante et sur lequel étaient regroupés des quadrupèdes de différentes tailles.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda la fillette. Des chiens sauvages ?
— Non, Isis, ce sont des loups ! répondit Manyara, d’un ton calme. Ils nous signalent que nous sommes sur leur territoire.
Imar, le garçon d’une dizaine d’années qui avait conduit Owen près de Manyara, le jour de son arrivée au clan, s’exclama, désappointé :
— On ne peut pas atterrir, alors !
— La forêt est grande, affirma la médium. Je suis sûre que nous trouverons un moyen de vivre en bonne intelligence avec ses habitants.
Les mains en visière pour se protéger du soleil qui scintillait à l’horizon, Marguerite annonça d’une voix inquiète :
— D’autres rochers, droit devant ! Je pense que nous nous approchons d’un sommet.
— C’est exact ! renchérit Owen. Je distingue une ligne de crête.
Les passagers observèrent, avec circonspection, la montagne dont la cime se profilait en pointillé derrière les ombres bleutées des conifères.
— Zach ! appela la voyante. On peut l’éviter ?
— Le vent nous pousse à gauche. Avec un peu de chance, on devrait pouvoir passer entre ces deux aiguilles, là-bas.
Tout le monde regarda dans la direction qu’indiquait, d’un léger mouvement de menton, le petit surdoué. Entre les pics, une ligne couleur de sable traçait sa courbe irrégulière à travers les arbres, disparaissant parfois derrière les feuillages aux verts contrastés.
— Je me demande ce qu’on va trouver sur l’autre versant, pensa Tonga tandis que les nomades attendaient avec angoisse de franchir la crête.
Dans les habitacles, les minutes s’égrenaient lentement. Avec l’aube, la forêt s’était étoffée d’une multitude de bruits qui résonnait atrocement aux tympans des voyageurs et semblait d’autant plus envahissante que la tension, dans les cabines, avait atteint son paroxysme. Seuls les loups, à l’affût sur leur sommet de pierre, avaient cessé de hurler et observaient la scène, le museau pointé vers les deux aéronefs.
Sur l’avis de Zach, Manyara ordonna d’utiliser les derniers ballots de foin pour prendre de l’altitude, car le vent, entre-temps, avait changé et ramenait inexorablement les aérostats vers l’une des deux aiguilles. Dans un silence oppressant, les pilotes, fébriles, mais concentrés, s’apprêtèrent à effectuer la manœuvre de dépassement. Zacharie qui conduisait le ballon de tête regarda avec appréhension la roche acérée approcher lentement du panier ; à ses côtés, les membres de la tribu, serrés les uns contre les autres, retenaient leur souffle, le cœur battant. Portée par le vent d’ouest, la montgolfière suivit sa trajectoire, passive, indolente, fit glisser le cockpit à quelques centimètres de la pointe rocheuse, puis la doubla avec une déconcertante nonchalance. Sans attendre, le petit pilote se pencha hors de l’habitacle et cria à l’adresse d’Owen :
— Ne tente rien, Owen ! Ça passe tout seul !
De fait, comme s’ils étaient reliés par un fil invisible, le second ballon s’aligna parfaitement sur le premier et dépassa le piton sans problème. Le bras tendu, Owen ne put s’empêcher d’effleurer le rocher dur et scintillant, provoquant une vague de murmures apeurés au sein de l’équipage. À peine le sommet franchi, ce furent toutefois la liesse et les hourras qui éclatèrent sous les voilures monumentales.
Alors que les autres exprimaient leur soulagement avec jubilation, le jeune Zacharie, médusé, découvrait ce que cachait la crête. Derrière elle, nulle forêt aux ramures touffues, aux échos tapageurs, aux sous-bois odorants, mais un champ d’herbes grasses brillant de rosée qui descendait en pente douce jusqu’à un dangereux défilé ; en face, une paroi s’élevait aussi sèche et aride que le mont qu’ils venaient de survoler était luxuriant. Comme s’il était traversé par la foudre, l’enfant sursauta et bondit à l’arrière en hurlant :
— Owen ! La soupape !
Dans le même temps, il saisit la cordelette qui pendait au centre de l’habitacle et secondé de Tonga, il tira de toutes ses forces pour libérer le tissu. Owen qui, à l’instar de son jeune instructeur, était resté en alerte malgré l’allégresse de ses pairs comprit aussitôt le danger et enclencha l’évacuation de l’air chaud. Dans les cabines, l’effroi remplaça illico l’enthousiasme débordant. Zacharie profita du calme revenu pour ordonner aux co-pilotes l’extinction des foyers, espérant que cette manœuvre, conjuguée à l’ouverture des parachutes, leur permettrait de contrôler l’atterrissage.
Les flammes disparurent comme par enchantement dès que Marguerite et Tonga projetèrent du sable sur les chaudrons brûlants. Privées de chaleur, les voiles s’inclinèrent dans le vent, entraînant les cabines vers le sol en un long mouvement régulier. À l’intérieur des habitacles, il ne régnait plus aucun bruit ; les yeux rivés sur la pente, tous surveillaient avec angoisse le moment où elle se jetterait dans le vide. Les montgolfières avaient maintenant parcouru plus de la moitié du terrain lorsque le petit surdoué déclara :
— On se posera jamais à temps ! Faut sauter !
— Quoi ?!
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Du calme ! réclama Manyara d’une voix ferme. Zach ! Tu es sûr de ce que tu avances ?
— Oui, Many ! La pente s’accélère, en bas. On doit évacuer tout de suite !
— Mais, nous sommes au moins à trois mètres de haut ! s’insurgea Tonga. On va se briser les os !
— C’est ça ou on s’écrase dans le ravin !
Instinctivement, Manyara choisit de rallier l’avis du jeune prodige.
— D’accord. On va sauter, mais pas maintenant ! Le couloir est à bonne distance, on peut grappiller encore quelques mètres. C’est moi qui donnerai le signal. Compris ?
Les membres du clan, bien que terrorisés à la perspective de se lancer dans le vide, se résignèrent à accepter la proposition de leur chef cependant qu’une voix familière s’élevait au sein du petit groupe :
— Many ! C’est pas pour t’embêter, mais j’ai plus l’âge de bondir comme une gazelle ! Et eux non plus !
Du menton, la guérisseuse désignait les vieillards présents dans l’habitacle.
— Tonga et moi, on va te soutenir pour t’éviter une mauvaise chute. Faites pareil, vous autres ! Encadrez les plus fragiles !
Alors que chacun se mettait en place sur l’ordre de la voyante, Zacharie ajouta avec autorité :
— Quand vous serez à terre, vous laissez pas rouler ou vous tomberez dans le ravin ! Accrochez-vous à tout ce que vous pourrez !
— Courage ! On y arrivera, déclara Manyara à l’équipage qui tremblait d’effroi. Puis, elle s’assura que les occupants de l’autre ballon avaient bien noté les consignes avant de reprendre son poste de guet, aux côtés de la vieille Néty. Malgré le flegme apparent avec lequel elle s’était adressée au clan, elle ne put s’empêcher d’implorer les défunts pour qu’ils les aident à traverser cette épreuve.
Le défilé se rapprochait dangereusement ; il fallait sauter ! Avec une violence dont elle ne se serait jamais crue capable, Manyara hurla aux passagers de s’extraire des cabines et bondit hors du panier, entraînant avec elle la guérisseuse et son camarade. Ils roulèrent tous les trois sur le dévers épais et leurs corps, malencontreusement libérés de leur étreinte, furent projetés aux quatre vents. Dans un réflexe, ils agrippèrent tout ce qui filait entre leurs doigts, ralentissant fort opportunément leur course vers le précipice. Au même moment, leurs compagnons tels des oisillons maladroits, abandonnaient le nid des cockpits et la peur au ventre, se jetaient dans le vide. De culbutes en roulades, ils parvinrent, eux aussi, à éviter la chute fatale dans le ravin.
Montant de la gorge qui les recrachait en échos, leurs cris d’effroi résonnèrent longtemps au-dessus du champ tandis qu’ils se relevaient, hagards et tremblants, étonnés d’être toujours en vie.
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