Des trois savants mis dans la confidence, Kant et Donald furent les plus enthousiastes. Leur première réaction fut d’embrasser la petite nomade en poussant des cris de joie. Marguerite, prudente, les invita à la retenue afin de ne pas réveiller les autres membres de la troupe.
— Mais, vous avez entendu comme nous, doc ! s’exclama le géologue en baissant le ton. Il y a de l’eau ! On n’est plus contraint de s’exiler à l’autre bout du continent. Si Owen trouve une source ici, la colonie peut migrer en quelques jours.
— N’allons pas trop vite. Ces réserves sont éphémères et puis elles restent ardemment défendues par les autochtones.
— Eyan est avec nous, Marguerite ! souligna la timide Kant. Cette fille est un don du ciel ! Ne voyez-vous pas quel atout elle représente pour la mission ?
— C’est vrai ! Non seulement elle connaît le terrain, mais elle a aussi l’habitude de commercer avec les clans. Elle pourrait nous servir d’intermédiaire, enchérit Alberti qui partageait l’optimisme de la biologiste.
— Eyan n’est qu’une enfant Donald ! Avez-vous oublié ce qui est arrivé à sa famille ?
La réaction indignée de leur consœur refroidit l’exaltation des deux scientifiques qui échangèrent un regard confus par-dessus leurs lunettes.
— Nous sommes désolés, murmura Kant s’adressant à Eyan. Donald et moi avons été maladroits. En aucun cas, nous n’avions l’intention de te faire de la peine.
Puis, serrant avec chaleur les mains de la jeune infirme, elle ajouta :
— Tu es sensible et courageuse. Malgré ton chagrin, tu n’as pas hésité à nous venir en aide. Sans toi, Milo serait peut-être mort. Je sais que nous ne pourrons jamais remplacer les tiens, mais je voulais te dire que nous sommes tous heureux que tu sois là.
Afin de ne pas l’inquiéter inutilement des sanctions que prendrait Charcot s’il apprenait la duplicité dont s’était rendue coupable sa tribu, Marguerite Estelas renvoya Eyan dans ses appartements, le temps de débattre avec les autres de la suite à donner aux événements.
— Il n’hésitera pas à l’abandonner, cette fois ! déclara Milo, d’une voix préoccupée alors que la docteure abordait la question.
— Ou bien il la gardera prisonnière pour éviter qu’elle rejoigne les Féroces, avança Alberti, essuyant avec préciosité ses verres à double foyer.
Marguerite regarda l’assemblée avec inquiétude.
— Qu’il la retienne ou qu’il l’expulse, Eyan représentera toujours une menace à ses yeux.
— Et ? demanda Owen qui ne comprenait pas l’allusion.
— J’ai peur que notre commandant ne choisisse une solution plus radicale.
La déclaration créa un imperceptible malaise au sein du petit groupe que le géologue s’empressa de dissiper :
— Allons ! Doc ! J’admets que l’homme est inflexible, parfois même tyrannique, mais de là à imaginer le pire !
Mais Marguerite ne semblait pas de cet avis.
— C’est avant tout un officier, mon cher Donald ! En tant que tel, il a le devoir de nous protéger ! Or, si la petite tombe aux mains des guerriers, ses révélations pourraient être fatales à la colonie !
— Elle est muette ! Ils n’arriveront jamais à la faire parler ! s’écria Milo que le point de vue d’Estelas effrayait.
— Tu y es bien parvenu et pourtant tu ne lui voulais aucun mal, déclara Marguerite avec lucidité. Charcot fera le même constat que moi. Voilà pourquoi nous ne devons rien lui dire. C’est la seule façon de protéger Eyan, ajouta-t-elle d’une voix sombre.
— Et s’il découvre que nous avons menti ? demanda le sourcier.
La docteure regarda Owen d’un air las avant de murmurer tristement :
— J’espère pour elle que ça n’arrivera pas…
Une chape de plomb s’abattit sur le petit comité. La réponse d’Estelas soulevait en plus de la peur et du sentiment d’impuissance une terrible interrogation dans le cœur de ses compagnons : le commandant serait-il vraiment capable d’une telle cruauté ? Malgré son désarroi, Owen était persuadé du contraire : sous son masque de meneur revêche, Charcot lui était toujours apparu d’une grande intégrité ; qu’il ôte la vie à une innocente, même pour préserver celle de ses semblables, lui paraissait impossible !
— Je crois que vous vous trompez. Le commandant ne lui fera aucun mal.
— Pourquoi en es-tu si sûr ? demanda Leïla qui ne s’était pas manifestée jusque là.
— D’abord parce que Charcot est un honnête homme. Et puis, les aveux d’Eyan pourraient s’avérer plus utiles qu’on le pense.
— Explique ! ordonna la blonde en faisant la moue.
— Réfléchis ! La petite connaît tout du monde d’en haut. Des contraintes climatiques aux rapports de forces entre tribus, son expérience est incontestable par rapport à nous ! Or, de qui devons-nous le plus nous méfier, aujourd’hui ?
— Des Féroces, je suppose, répondit Leïla avec irritation, voyant où son copain voulait en venir.
— Et qui a été régulièrement en contact avec eux ?
— Les Badawiins ! s’empressa de rétorquer Milo que la théorie d’Owen soulageait.
— Exact ! se récria celui-ci avec fougue. Je ne vois pas le commandant détruire une source d’informations aussi précieuse ! ajouta-t-il tandis que Marguerite Estelas concluait d’un large sourire :
— Tu es convaincant, mon garçon !
— À la bonne heure ! retentit une voix derrière elle. J’espère que les autres pensent comme vous, docteure !
Toutes les têtes se tournèrent vers la silhouette massive qui se tenait, raide, dans l’encadrement de la porte. Campé sur ses deux jambes, les mains derrière le dos, Charcot observait avec mépris les comploteurs réunis dans la cuisine. La lune qui brillait haut dans le ciel éclairait son visage d’une lumière blafarde, le faisant ressembler à un spectre malveillant. Devant la funeste apparition, l’assemblée se pétrifia autour de la table où elle débattait activement quelques minutes plus tôt. Avec une lenteur calculée, le commandant se dirigea vers Marguerite, posa ses deux poings sur l’angle du plateau et le buste en avant, siffla entre ses lèvres minces :
— Ainsi, je suis un monstre capable de tuer une enfant !
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, répondit Estelas avec embarras.
— Vraiment ?
La grande femme soutint le regard accusateur de Charcot malgré le feu qui lui brûlait les joues.
— Je comprends que mes propos vous heurtent, mais dans une telle situation, il est normal d’envisager toutes les possibilités.
— Comme celle que je l’exécute ?
Marguerite laissa s’écouler quelques secondes avant de répondre :
— Je l’admets, Jean, j’ai douté de vous. Nous savons tous ici avec quelle abnégation vous conduisez cette mission. J’ai eu peur, un instant, que la décision du militaire emporte celle de l’homme.
L’animosité avec laquelle Charcot fixait la docteure intimidait les autres qui, figés telles des statues autour de la table, attendaient, interdits, médusés, que l’orage passe. C’est le moment que choisit Eyan pour sortir de l’ombre ; elle avança calmement vers eux et glissa sa main menue dans celle, puissante et calleuse, de l’officier, qui décontenancé par sa soudaine apparition, la laissa faire sans résister.
— Qu’est-ce que tu fais là, toi ? s’exclama Leïla.
— J’arrivais pas à dormir ! traduisit Milo tandis que la gamine, lâchant la main du militaire, se mettait à signer. J’ai eu peur de me faire gronder, alors je suis restée derrière la porte pour vous écouter. Mais quand j’ai aperçu le commandant, je suis partie me cacher.
Durant quelques secondes, elle observa les visages étonnés de ses partenaires, puis levant la tête vers l’homme aux allures d’ogre revêche qui se tenait à ses côtés, elle ajouta d’un air grave :
— Il ne faut pas être en colère, vous savez… je suis sûre, moi, que vous ne me ferez aucun mal !
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