Le lendemain, Manyara invita les membres de la tribu à se rassembler sur la place du village afin de leur annoncer la bonne nouvelle. Lorsqu’ils apprirent que l’eau se trouvait à quelques encablures, les Touaregs s’enflammèrent et leurs cris de joie fusèrent comme des feux d’artifice, écumant avec allégresse le vieux bourg dépeuplé. Mouche dont l’ouïe n’était plus accoutumée à une telle débauche sonore se roula en boule au pied de sa maîtresse et se mit à couiner, le museau dissimulé entre les pattes. Devançant la fillette, Néty qui se tenait près d’elle ramassa la pauvre bête et la pressa contre sa poitrine.
— N’aie pas peur, idiot ! On est sauvé ! marmonna-t-elle, en lui caressant la tête.
— Attendez la suite ! avertit prudemment Owen qui l’avait entendue.
La vieille jeta un regard étonné au sourcier avant d’observer à nouveau Many qui reprenait la parole, hissée sur le rebord du puits qu’entourait la petite foule des nomades. D’un geste de la main, la jeune femme réclama le silence, puis, d’un ton nerveux et résolu, elle déclara :
— Mes amis ! Vous l’avez compris, nous sommes très près du but ! Cependant, il nous reste une épreuve à traverser. Un champ de vapeurs toxiques cerne la rivière qu’Owen a trouvée, empêchant, pour le moment, toute tentative de passage.
L’euphorie qui régnait quelques secondes auparavant se mua, tout à coup, en de circonspects chuchotements.
— Tu veux parler des fumerolles de la centrale ? intervint une voix dans l’assemblée.
— En effet ! Mais je suis sûre que nous pouvons franchir cette zone !
Un homme d’âge mûr, au visage taillé en lame de couteau, déclara péremptoire :
— Owen a essayé et il n’y est pas arrivé !
— Nous trouverons un moyen !
— Comment ? On n’est pas des savants, mais de simples Touaregs !
— Le désert ne t’a-t-il donc rien appris, Rachid ?
Manyara fixa le nomade dont les yeux couleur de cendre trahissaient l’embarras.
— Ne sais-tu pas quelle plante étanche la soif ? Où dénicher la luzerne ? Comment te protéger du soleil, du vent, de la chaleur et du froid ? Ignores-tu tout cela ?
— Bien sûr que non ! s’écria-t-il, piqué au vif.
— Alors, tu trouveras une solution ! Nous en sommes tous capables ! Mettons nos savoirs en commun et nous gagnerons l’Eden que les défunts nous ont promis !
Tapi au milieu de la foule, Owen observait avec fascination la jeune leader haranguer son peuple ; avec une insolente honnêteté, elle lui révélait toutes les difficultés qu’il devrait traverser pour atteindre son but, mais elle le faisait avec une si sereine conviction qu’elle emporta, bientôt, son plein assentiment. Il réalisa que plus que son don, c’était son charisme et son discernement qui faisaient de Manyara la chef incontestée de ce clan. « Cette fille est un génie… », pensa-t-il, ébloui.
— Alors, gamin ? siffla l’ancêtre dans un sourire, laissant apparaître ses gencives dégarnies.
— Vous aviez raison, grand-mère ! Nous sommes sauvés !
De fait, galvanisés par les paroles de leur mentore, les nomades s’attelèrent aussitôt à la tâche pour tenter de résoudre l’épineux problème. Afin de coordonner leurs recherches, ils désignèrent un comité d’experts et demandèrent à Manyara d’en être le pilote. Composée d’une dizaine de personnes triées sur le volet, cette commission devait récupérer, classer, analyser les données transmises par l’ensemble du groupe, puis élaborer une liste exhaustive des possibilités. Outre la vieille guérisseuse et les deux Entiasotes, les nomades et leur chef choisirent Tonga, Saïd et Jul pour leur pragmatisme, Chloé et Myriam pour la sage influence qu’elles exerçaient au sein du clan et enfin Zacharie, un garçon de neuf ans, dont l’intelligence hors du commun les avait toujours impressionnés. La tribu travailla sans relâche pendant des jours et suggéra plusieurs hypothèses aux membres du conseil qui, après les avoir étudiées, les soumirent à la médium :
— Many, avant de débuter, je dois te prévenir qu’aucun des projets ne fait l’unanimité, commença Owen. Malgré des heures de concertation, nous ne sommes pas arrivés à nous mettre d’accord. Ce sera donc à toi de trancher !
Owen se tut quelques secondes, attendant une réaction de Manyara qui, bien qu’extrêmement attentive, ne semblait pas vouloir intervenir avant la fin de la présentation. Le garçon exposa alors d’une traite les quatre scénarios que le comité avait choisi de défendre.
— La première proposition que le conseil a retenue est aussi la plus simple ; il s’agit de longer le nuage de gaz jusqu’à ce qu’une voie se dégage et nous conduise à la source. La deuxième consiste non plus à éviter la zone, mais à la traverser en utilisant les combinaisons de protection qu’on trouverait à la centrale. On a également gardé l’idée de creuser un tunnel sous les cratères, encore que beaucoup, ici, estiment le projet hasardeux. Enfin, le dernier canevas prévoit de survoler le secteur infecté à l’aide d’une montgolfière.
— Une montgolfière ?
— Oui. On la fabriquerait avec les matériaux qu’on dénicherait au village.
Plongée dans ses réflexions, la chef touareg demeurait silencieuse tandis que le petit groupe attendait, avec une discrète impatience, sa décision. Sans que rien ne filtre de ses pensées, elle invita chacun des membres à donner son avis avant de livrer le sien.
— Personnellement, j’écarterais le projet du tunnel, déclara Myriam quand son tour fut venu. On ne sait pas ce que recèle le sous-sol. Ça pourrait être aussi dangereux qu’en surface !
— J’ai l’impression que tu n’es pas la seule…, affirma la médium. Que pensez-vous des combinaisons ? ajouta-t-elle, en jetant un regard à la ronde.
Saisissant la perche que lui tendait la jeune femme, Marguerite fit part de ses convictions avec franchise :
— Ce serait le moyen le plus adapté. Elles sont conçues pour limiter la pénétration de particules radioactives à l’intérieur de l’organisme, elles sont donc très fiables. En plus, elles sont équipées de masques respiratoires et de lunettes.
— Ces protections seraient-elles encore utilisables, aujourd’hui ?
— Sûrement. Notre mission a employé des cottes centenaires et elles ont fonctionné. Cependant…
— Oui ? interrogea Manyara, encourageant la docteure à aller au bout de sa pensée.
— Owen m’a dit que le feu avait détruit presque toute la centrale. Ce serait un miracle si nous en trouvions une !
Manyara réfléchit quelques instants, avant de se tourner vers le jeune Zacharie.
— Et l’idée du ballon ? Tu en es l’auteur, n’est-ce pas, Zach ?
— Oui, affirma le garçon, les yeux brillant de fierté.
— Owen semble enthousiasmé par ton projet. Et vous ? demanda la chef de clan, en s’adressant à la cantonade, cependant qu’un silence embarrassé s’installait dans les rangs. Allons ! Je vous ai posé une question !
— Je pense que nous trouverions assez d’étoffes pour confectionner la toile, avoua, avec réticence, Saïd, l’aîné des trois hommes. Mais pour la nacelle, c’est une autre histoire !
— Sois plus précis, s’il te plaît !
— Pour la fabriquer, il faudrait de l’osier, un bois souple, solide, léger qui réagit bien à l’atterrissage. Or, le saule dont il est extrait ne pousse plus ici depuis longtemps !
Un silence embarrassé flotta quelques instants sur l’assistance avant que Jul ne le brise en proposant, avec un zèle candide :
— On peut le remplacer par des tubes en aluminium ! J’ai aperçu un échafaudage dans une des granges du village. Je pourrais le scier et essayer de souder les morceaux à la flamme. Il suffirait ensuite d’entourer la structure d’une couverture pour amortir le choc.
Néty qui n’était pas très enthousiaste à l’idée de jouer les oiseaux intervint, vaguement narquoise :
— Et ça volerait comment, ton machin ?
— Je te l’ai déjà expliqué, grand-mère ! lança Zacharie, en soupirant. L’air chaud à l’intérieur est plus léger que celui du dehors ; c’est pour ça que le ballon monte !
La vieille marmonna quelques mots d’excuse à l’adresse du garçon qui, pour signifier son exaspération, leva comiquement les yeux au ciel.
— Tu es tout excusée, Néty ! déclara Many dans un sourire. Mais, dis-moi, Zach ! ajouta-t-elle, de plus en plus intriguée par l’idée du petit prodige. Comment comptes-tu chauffer cet engin ?
— Ben… évidemment, sans brûleur ni propane, ça paraît difficile ! Mais les premiers aéronautes utilisaient le feu. On pourrait faire pareil !
— C’est dangereux ! Une étincelle risque d’embraser la voile.
— Pas si on le fait correctement, osa objecter le gamin, le regard planté dans les yeux turquoise de Manyara.
— Admettons qu’on parvienne à fabriquer ce ballon et à le faire décoller, présuma la médium après un court silence. Comment fait-on pour le diriger ?
— C’est ça le hic ! On le dirige pas vraiment, on suit le vent, reconnut l’enfant, avec embarras. Mais, il existe tout un tas de trucs pour garder le contrôle.
Devant la mine perplexe de la chef de tribu, il se sentit obligé d’ajouter :
— Par exemple, on peut monter et descendre pour aller chercher les courants. On peut aussi se servir de la météo, utiliser le relief…
— Tu sembles maîtriser le sujet ! l’interrompit Manyara, un peu étonnée. D’où te vient cette passion des montgolfières ?
Le jeune surdoué qui n’avait pas l’habitude de confier ses états d’âme et encore moins ses désirs secrets hésita quelques secondes avant de répondre :
— C’est parce que j’ai toujours rêvé de voler comme Philéas Fogg, le héros de Jules Verne.
Le tour de table achevé, Manyara s’accorda encore quelques minutes pour réfléchir avec toute la clairvoyance dont elle était capable aux différents projets qu’on venait de lui soumettre. « Owen a raison ! Tu es chef de clan, c’est à toi de trancher ! » se dit la médium comme pour se donner du courage face à la nervosité qu’elle percevait, à présent nettement, chez ses camarades.
— Merci pour le travail que vous avez fourni ! commença-t-elle d’une voix claire. Vous le savez ; le temps nous presse. C’est pourquoi je ne retiendrai pas l’idée de longer la zone ni celle de creuser un tunnel, trop aléatoires et chronophages à mon goût.
Quelques murmures s’élevèrent au sein du groupe, mais la brune touareg continua, avec flegme, d’exposer son point de vue, fixant chacun des conseillers de son regard limpide et pénétrant.
— Je sais que, parmi vous, beaucoup auraient souhaité marcher jusqu’à trouver un chemin plus accessible, mais je ne prendrai pas le risque de perdre de précieuses journées ! Comme Marguerite, je pense que l’emploi des combinaisons est la meilleure réponse à notre problème. Je vais donc envoyer, dès ce soir, une équipe fouiller les décombres de la centrale. Quant à l’idée farfelue de Zach, je ne l’écarterai pas avant de m’assurer d’une chose…
S’approchant de Saïd et de Jul, Manyara leur demanda à brûle-pourpoint :
— Je veux savoir si le projet de construire une montgolfière est réaliste !
Les deux hommes, décontenancés par le ton impérieux de la jeune leader, échangèrent un regard par-dessus leur épaule.
— En toute honnêteté, on ne peut rien affirmer avant d’avoir vérifié l’ensemble des paramètres, répondit Saïd, avec prudence.
Jul qui semblait plus emballé que son aîné s’exclama néanmoins :
— Moi, je pense que c’est faisable !
— Combien de temps pour la fabriquer ?
— Ben… on a tout ce qu’il faut sous la main : le tissu, les outils, la main-d’œuvre…
— Et les connaissances ? interrogea froidement la chef touareg.
Jul, interloqué, resta sans voix ; Manyara n’avait pas l’habitude d’être brutale avec les gens de son clan ! La douce et sagace Myriam intervint alors et demanda, posément, à la voyante :
— Que désires-tu savoir, Many ? S’ils ont, un jour, confectionné ce genre d’appareil ? Tu devines bien que non.
— Je veux être sûre qu’ils en ont la compétence.
— Ils t’ont répondu, il me semble. Pourquoi douter d’eux ? Ne disais-tu pas que nous étions tous capables de trouver, en nous, les ressources pour surmonter les obstacles ? Ne l’as-tu pas clamé à Rachid et à Tourk, sur la place du village ?
— Des vies sont en jeu, Myriam.
— Je pense que Jul et Saïd en sont conscients. Comme toi. Comme nous tous, ici.
L’ensemble des conseillers salua la perspicacité et le calme avec lequel Myriam s’était exprimée. Manyara, elle-même, loin d’en prendre ombrage, se félicita d’avoir à ses côtés des personnes fiables, aptes à lui apporter les réponses qu’elle cherchait.
Rassurée par les arguments que les membres du comité avaient su lui fournir, la médium demanda, aussitôt, à Marguerite d’accompagner un groupe de nomades à la centrale tandis qu’elle ordonnait, dans le même temps, la construction du ballon. Avec l’aide de Zacharie, Jul et Saïd listèrent les matériaux nécessaires à l’élaboration de l’aérostat, puis envoyèrent plusieurs équipes visiter les maisons, les hangars, les remises et les granges. En examinant les plans de fabrication conçus par lui et ses collègues, Zach réalisa, très vite, qu’une montgolfière ne suffirait pas !
— On est trop nombreux ! déclara l’enfant. Faut diviser au moins par trois les gens présents dans la nacelle.
— Pourquoi ? interrogea naïvement Jul.
— Parce que plus on est chargé, plus on doit chauffer. Je te rappelle qu’on n’a que de la paille ! Approchez ! intima-t-il aux deux hommes impressionnés malgré eux par le petit garçon occupé à ébaucher un croquis. Une enveloppe d’une capacité de 2500 m3 peut emporter jusqu’à 650 kg, ce qui équivaut à une dizaine de personnes environ. Si on en fait trois comme ça, on peut emmener tout le monde ! Par contre, on devra allumer les foyers en même temps pour décoller ensemble.
— Ça représente beaucoup de paille ! soupira Saïd.
Le jeune garçon suggéra alors d’ajouter des brindilles au foin pour que le feu prenne plus vite :
— Mais faudra faire gaffe ! Un degré de trop et pfuitt… on part en fumée, les gars !
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