Les premières étoiles commençaient à poindre quand les deux montgolfières arrivèrent à proximité du site nucléaire. Malgré la lumière faiblissante, on voyait avec précision l’épaisse fumée toxique qui s’étendait largement au-delà des décombres noircis. Par précaution, les pilotes décidèrent de prendre de l’altitude afin de ne pas se retrouver prisonniers du nuage. Avec l’aide de quelques camarades, Marguerite et Tonga alimentèrent les foyers tandis que leurs coéquipiers cherchaient un courant d’air favorable.
Il faisait nuit à présent. Ils naviguaient depuis plusieurs heures au-dessus du brouillard dont les effluves nauséabonds s’élevaient, parfois, jusqu’à leurs narines, quand Manyara demanda à Tonga :
— Nous pouvons tenir encore combien de temps ?
— Tu veux parler de la paille ?
La jeune femme acquiesça en silence, la mine sombre.
— On en a utilisé plus que prévu. Zach a dû chercher plusieurs fois le vent pour garder le cap. Ça nous a fait gaspiller pas mal de combustible !
— Alors ? insista la voyante, tandis que le reste de l’équipe écoutait religieusement.
— Je dirais… quelques heures, avoua l’homme, avec dépit.
Sans tenter de réconforter les membres de l’équipage qui attendaient probablement un mot, un geste de sa part, Manyara se détourna lentement et s’absorba dans la contemplation de la mer de gaz qui ondoyait en vagues sinueuses, sous la lumière blanche de la pleine lune. « Au moins, nous n’aurons pas à atterrir à l’aveugle ! » pensa-t-elle, avec une ironie désenchantée. Au moment où elle relevait les yeux, un mouvement dans l’autre cabine attira son attention ; la petite Badawiin montrait quelque chose à Owen, pointant un doigt maigre vers l’horizon. Piquée par la curiosité, la médium regarda dans la même direction et découvrit, derrière la masse onduleuse des fumées, une ligne sombre qui s’étendait à la surface du sol.
— Tu vois ce que je vois, Many ? cria, enthousiaste, l’adolescent à l’adresse de la brune touareg.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je crois que c’est une forêt !
À ces mots, les passagers des deux montgolfières se redressèrent comme un seul homme, provoquant un dangereux balancement des nacelles.
— Holà ! Doucement ! hurla Tonga. Restez à vos places si vous voulez pas finir en barbecue !
L’âpre rappel engagea les membres de la tribu à reprendre prudemment leur position tandis que les aéronefs poursuivaient leur marche paresseuse au-dessus des volutes grises qui montaient en langoureux tourbillons jusqu’à eux. Pendant des heures, les passagers scrutèrent avec une attention soutenue, la forme au ras du sol qui de sombre et vaporeuse devint de plus en plus précise. Eyan et le sourcier ne s’étaient pas trompés. Sous leurs yeux ébahis, se révéla peu à peu la silhouette opaque d’un massif forestier ; celui-ci se déployait sur plusieurs kilomètres et servait de frontière à l’amas nuageux dont il arrêtait les émanations toxiques. L’éclat lunaire faisait scintiller les hautes et amples ramures, repoussant dans l’obscurité des troncs qu’on devinait solides, puissants ; rien à voir avec les bosquets rachitiques de la plaine sous lesquels la tribu s’abritait habituellement !
Avec une joie stupéfaite, les hommes bleus s’aperçurent que l’étendue boisée dont ils survolaient maintenant le couvert, était constituée de multiples et mystérieuses essences ; de ses entrailles plongées dans le noir montaient en effet une multitude de parfums enivrants, de senteurs inconnues qu’ils respiraient pour la première fois. Ensorcelés, ils humèrent l’atmosphère avec délectation, admirant le décor magnifique qui se dévoilait pudiquement tandis que le tendre bruissement des feuillages inondait leur cœur d’un chant presque surnaturel. Ils se laissèrent gagner par une douce euphorie à mesure que le paysage défilait devant eux et de murmures, leurs échanges se transformèrent bientôt en un joyeux charivari. Du fond de la forêt surgit alors un hurlement lugubre qui, tel un rappel à l’ordre, stoppa net leur enthousiasme.
— Qu’est-ce que c’était ? signa la petite muette à l’adresse de Marguerite.
— Je n’en sais rien ! Sans doute un animal que nous avons dérangé, répondit la docteure, d’une voix rassurante.
Refroidis par la glaçante plainte, les passagers écoutèrent avec plus de méfiance la musique issue des profondeurs du bois. Comme la brise marine transporte les embruns au front des insulaires, le silence déposa alors, au creux de leurs oreilles des grognements, chuintements, gémissements, crissements que leur méconnaissance du lieu transforma en sinistres appels. Manyara, sentant l’anxiété monter dans les rangs, déclara avec une calme détermination :
— N’ayez pas peur ! Ce que vous entendez n’est que le bruit de la vie. Celle de la forêt et des animaux qui y ont élu domicile. Nous avions perdu l’habitude de partager nos territoires avec les autres espèces, mais, cette nuit, nous découvrons qu’elles n’ont pas toutes disparu. Là, sous nos pieds, existe un univers préservé où chaque être vivant a sa place. À nous de le conquérir, non pour nous en rendre maîtres, mais pour le protéger, le sauvegarder et le transmettre à ceux qui viendront après nous. Réjouissons-nous plutôt de la chance qui nous est offerte de recommencer à zéro !
Comme à l’accoutumée, la médium parvint en quelques mots à rassurer les membres de sa tribu qui, après avoir salué discrètement son discours, reprirent leur observation, l’esprit apaisé et curieux. En catimini, Zach saisit l’occasion pour interpeller la charismatique chef de clan :
— Many ! Va falloir trouver un endroit pour atterrir. Les réserves sont bientôt à sec !
— Je sais, Zach ! répondit Manyara, avec gravité. Mais la forêt est dense, nous n’avons aperçu aucune clairière. Pourrait-on se poser sur la canopée ?
— Non ! On est bien trop lourds ! Et puis, on risque de provoquer un incendie.
La médium réfléchit un instant avant de s’adresser à nouveau à l’ensemble des voyageurs :
— S’il vous plaît, écoutez-moi encore une minute ! L’aube ne va pas tarder à se lever. Il est temps de trouver un endroit où atterrir. Cherchez un pré, un carré d’herbes, n’importe quoi pourvu qu’il n’y ait pas d’arbres ! Compris ?
Aux gestes d’assentiment qu’ils lui renvoyèrent, la chef touareg sut que le message était passé. De la paille qui manquait, par contre, elle ne souffla mot ; ce n’était pas le moment d’altérer le moral que ses troupes venaient à peine de retrouver.
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