Quelques jours plus tard, la collaboration amicale d’Eyan avait adouci les tensions et chassé le ressentiment que la défiance de Marguerite avait inspiré à Charcot. Par l’intermédiaire de Milo, elle avait livré d’importantes informations concernant la façon dont les clans arpentaient le territoire pour s’approprier les coins d’eau qui leur permettaient de survivre. Avec un sang-froid déconcertant pour son âge, elle avait décrit l’insécurité permanente, les conflits récurrents que la pénurie engendrait, les trop courtes accalmies entre les épuisantes périodes de sécheresse. Son témoignage avait révélé que, forts d’être armés, les Féroces imposaient leur hégémonie, spoliant, les unes après les autres, les tribus autochtones de leurs moyens d’existence. Le détachement apparent avec lequel la petite nomade avait relaté sa vie dans le monde d’en haut avait ému les explorateurs autant qu’il les avait surpris ; seul le commandant, aguerri par des années d’investigation à la surface, avait compris que cette prétendue résignation était une manière pour Eyan de ne pas sombrer dans le désespoir.
Depuis l’épisode de la cuisine, le militaire et la jeune adolescente s’étaient liés d’une étrange affection, un sentiment mêlé de tendresse et de réserve qui suscitait une sorte de consternation amusée au sein de la brigade. À la sollicitude spontanée d’Eyan, Charcot répondait le plus souvent par des interjections gênées, des accolades malhabiles qui faisaient rire sous cape bon nombre de ses soldats. Cependant, aucun d’eux ne se serait permis la moindre réflexion de peur d’attirer les foudres de l’inexpugnable chef.
Un soir qu’il lui tenait compagnie au sommet des remparts, l’officier avait demandé à Eyan de lui expliquer le scénario des attaques barbares. La petite muette lui avait donc raconté, avec le peu de vocabulaire du langage des signes qu’il maîtrisait, comment grâce aux Badawiins, les Féroces repéraient la famille qui s’était emparée d’une zone humide, comment, la nuit, ils lançaient l’offensive, comment enfin, la tribu décimée, ils occupaient le terrain jusqu’à épuiser la nappe avant de partir commettre une nouvelle razzia.
Bien qu’il fût convaincu que le récit la bouleversait, Charcot n’avait pas su trouver les mots pour réconforter l’enfant et pudique, mal à l’aise, il s’était contenté de lui tapoter gauchement l’épaule, en soupirant. Comme elle l’avait fait le jour où il avait confondu les comploteurs, Eyan lui avait alors saisi la main et ils étaient restés ainsi longtemps, le regard accroché à l’horizon qui brasillait sous le soleil couchant.
Outre les requêtes du commandant, Eyan avait répondu avec une égale gentillesse aux sollicitations avides des chercheurs. Grâce à ses allégations, Kant Brother et le géologue avaient vu leurs théories confirmées ; soumise à un climat subdésertique, la région se révélait inculte, couverte d’herbes sèches et de buissons épars. Les précipitations, rares, s’y présentaient sous la forme d’averses torrentielles qui emportaient souvent tout sur leur passage. Ces orages, aussi brefs que violents, alimentaient, néanmoins, des poches souterraines qui même si elles s’avéraient instables donneraient, peut-être, l’occasion à Owen de localiser une source. Des reptiles et de petits rongeurs composaient l’essentiel de la faune, enrichie toutefois de quelques pottoks, une race très résistante de poney dont l’origine remontait à plus d’un million d’années. Hormis le chien sauvage et peut-être le lynx, les carnivores semblaient bannis du territoire.
En médecine, les découvertes avaient été moins réjouissantes. Le témoignage d’Eyan avait dénoncé l’omniprésence, au sein des tribus, de diverses pathologies qui allaient des malformations physiques aux troubles psychomoteurs. Estelas suspectait de multiples causes à ces anomalies : maladie génétique, infections virales, environnement pollué par des agents chimiques, irradiation… Dans tous les cas, elle avait relevé que l’espérance de vie des peuples autochtones ne dépassait guère quarante ans, soit vingt années de moins que la moyenne des occupants de la grotte !
— Nous devrons faire des prélèvements afin de vérifier l’état du biotope. Nous ne pouvons envisager d’exploiter une source si elle est contaminée, conclut Marguerite en s’adressant aux membres du staff que Charcot avait conviés à une réunion, avant leur départ, prévu le lendemain.
— Je compte sur vous pour faire le nécessaire ! convint ce dernier, regardant tour à tour les trois scientifiques qui assistaient avec Carduz et les trois adolescents à la rencontre. De mon côté, j’ai appris que les Féroces sont à peine plus d’une centaine. En outre, ils ont un point faible.
— Lequel ? demanda Estelas, interloquée par sa remarque.
— Ils ont des familles ; ce qui les rend vulnérables.
— Encore faut-il réussir à les intimider !
— Nous trouverons un moyen, soyez-en sûre, docteure ! Dans l’immédiat, nous devons nous concentrer sur la mission. Demain, après avoir traversé la cluse, nous emprunterons le tunnel qu’Alberti a relevé sur les cartes. Grâce à lui, nous gagnerons un temps précieux !
— On échappe surtout à une nouvelle escalade, précisa Donald, avec satisfaction.
— Le commandant oublie un petit détail… intervint timidement Milo. Eyan nous a dit que le passage était hanté !
— Hum ! grommela Charcot embarrassé. Elle nous a parlé, en effet, d’une espèce de démon…
Rompant le silence que l’officier lui avait imposé en début de séance, Leïla demanda :
— Quel genre de démon ?
— Du genre vampire ! ricana Milo, ses deux index repliés devant la bouche pour simuler les crocs assassins d’un Dracula.
— N’importe quoi !
— Je te jure !
— Il serait question d’oiseaux empoisonneurs ou quelque chose comme ça… intervint Charcot, reprenant avec autorité la parole. Qu’en pensez-vous ? ajouta-t-il à l’attention des chercheurs.
— Ce pourrait être des chauves-souris, suggéra Kant Brother après quelques secondes de réflexion. Elles se regroupent souvent dans des endroits sombres et humides tels que les tunnels. En général, elles les quittent au crépuscule pour aller chasser les insectes.
— Ces mammifères ont été à l’origine de nombreuses pandémies, souligna Estelas. Il ne serait pas extraordinaire qu’elles nous contaminent lors d’une attaque.
— Pardonnez-moi, Mag, mais je ne suis pas de votre avis. Même lorsque leur habitat est menacé, les chiroptères ne se montrent pas agressifs.
— Pourquoi les gens tombent-ils malades, dans ce cas ?
— En réalité, il suffit d’être en contact avec leurs excréments.
— Beurk ! gémit le chevelu que l’échange entre les deux femmes avait dégoûté tandis que Leïla, contrariée, s’exclamait :
— Mais ça doit regorger de fientes là-dedans ! On ne pourra jamais traverser !
Le lieutenant Carduz qui ne s’était pas encore manifesté avança prudemment :
— Je pense que si. Lorsque j’étais enfant, ma mère me racontait souvent les exploits de son aïeul. Durant les grandes émeutes qui ont vu les Français contester les quotas d’eau imposés par le gouvernement, son grand-oncle…
— On ne vous demande pas un cours d’histoire, Carduz ! Venez-en aux faits ! coupa Charcot d’un ton sec.
— Et bien, nous pouvons employer les mêmes armes que lors des affrontements de 2084 : des cocktails Molotov !
— Des quoi ? interrogèrent à l’unisson Leïla et Milo.
— Des bombes artisanales. En les lançant dans le tunnel, on provoquera un incendie qui fera fuir les chauves-souris et assainira la place.
— Comment allez-vous les fabriquer ? insista Leïla.
— En utilisant l’eau-de-vie que mes hommes ont emportée avec eux.
— Parfait ! conclut précipitamment Charcot, désireux d’abréger les questionnements intempestifs de la blondinette. Mettez-vous immédiatement à la tâche, lieutenant. Nous partons à l’aube ; je ne veux pas tomber sur ces bestioles quand elles chasseront dans la cluse.
La chaleur était à peine supportable lorsque les membres de la mission arrivèrent le lendemain au pied du massif qui ceinturait le nord de la combe. Installés à l’ombre de la montagne, ils attendirent patiemment que reviennent les deux éclaireurs envoyés par Charcot pour repérer l’entrée du tunnel. À leur retour, quelques heures plus tard, les explorateurs reprirent la route, affaiblis par leur longue station en plein air, harassés par l’atmosphère d’étuve qui flottait à l’intérieur du val. Cheminant derrière les avant-gardes, ils empruntèrent un sentier couvert de liseron sous lequel affleuraient des morceaux de bitume éclaté, parsemé de grosses ornières qui les faisaient trébucher à chaque pas. Ils atteignirent leur destination en fin d’après-midi, la gorge desséchée et les mollets en feu. À l’intérieur du souterrain, un nombre très impressionnant de chauves-souris formait un écran noir et moutonnant d’où s’échappaient des émanations acides.
— Cela n’augure rien de bon, confia amèrement Charcot à Carduz. Espérons que votre invention suffira à nous débarrasser de ces saloperies !
Le lieutenant acquiesça avec fébrilité, nerveux à l’idée que son stratagème échoue pendant que Charcot ordonnait aux membres de la mission de se placer, sans bruit, de part et d’autre de l’entrée. À son signal, quatre soldats se détachèrent des pelotons et lancèrent les bouteilles d’alcool enflammé sur le sol. Plaqués contre la roche, les explorateurs virent bientôt s’envoler une multitude de chiroptères qui, dans un vacarme assourdissant, cherchait désespérément à échapper au feu. Aveuglés par le soleil, les premiers volatiles, désorientés, s’éparpillèrent au-dessus de la prairie en mouvements chaotiques, mais très vite, la cohue se disciplina et les chauves-souris se rassemblèrent en un nuage compact qui disparut en quelques minutes de l’autre côté du vallon.
Tandis que de chétives flammes terminaient de lécher l’eau-de-vie répandue sur l’asphalte, les marcheurs pénétrèrent avec précipitation dans le tunnel, pressés de fuir la fournaise de la combe. À l’abri de leur combinaison, ils slalomèrent parmi les cadavres calcinés des mammifères volants, évitant les murs dégoulinants de guano dont les reflets irisés scintillaient sous la lumière des torches.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea Milo, en arrêt devant les parois qui miroitaient d’éclats argentés, aux nuances roses et bleues.
— Des fientes de chauve-souris. Ce qui brille ce sont les résidus d’ailes des insectes dont l’animal se nourrit.
— C’est beau, dit naïvement le jeune homme à la biologiste qui lui souriait gentiment.
— Ouais… ben, tu f'rais mieux de rouler plutôt que de rester devant un tas de crottes qui pue la mort ! s’exclama Leïla d’un ton rogue. Tu vois pas que tu gênes !
Elle fit un pas de côté pour dépasser Milo dont le fauteuil stationnait au milieu de l’allée.
— Mille excuses, ma douce !
Mais l’adolescente fila en tête de cortège sans daigner répondre. Jouant des coudes, elle aperçut bientôt le commandant qui se tenait immobile au milieu d’un groupe de soldats : face à eux, éclairé par le halo vacillant des flambeaux, se dressait un gigantesque éboulis.
— Je comprends mieux pourquoi on n’en voyait pas le bout, murmura amèrement le militaire, figé telle une statue devant le mur de pierres qui condamnait la sortie. Des réflexions désabusées s’élevèrent presque aussitôt, émanant des membres de la mission qui avaient rejoint la petite unité emmenée par Charcot.
— S’il vous plaît… un peu de silence, déclara l’officier, s’adressant à la cantonade. Il existe des issues de secours dans tous les tunnels. Nous allons retourner sur nos pas et inspecter l’endroit de fond en comble. Jentil et Quertin, vous formez une escouade à gauche. Carduz et Jonzac, vous faites idem à droite. Exécution !
Ainsi que l’avait suspecté le commandant, les soldats ne tardèrent pas à découvrir plusieurs portes de métal derrière la montagne de gravats que l’affaissement de la galerie avait provoquée. Sans relâcher la pression, Charcot ordonna de déblayer l’une d’elles et après plusieurs heures d’efforts les premières marches d’un escalier en colimaçon apparurent, derrière le squelette rouillé de la poterne. Lestée des chariots de vivres, l’équipe entama l’ascension pendant que Milo atteignait le sommet, agrippé aux épaules de l’officier ; ensemble, ils débouchèrent sur une étroite plate-forme qui surplombait la vallée d’une dizaine de mètres.
Serrés les uns contre les autres, les explorateurs contemplèrent le paysage magnifique qui s’étendait à leurs pieds ; dans le soleil couchant, les herbes d’une vaste prairie ondulaient paresseusement, caressaient des bouquets d’épineux, léchaient les troncs noueux des arbres dont les feuilles aux teintes de vert cendre froufroutaient dans le vent. Plus loin, un troupeau de poneys aux flancs émaciés s’ébattait gaiement dans le lit asséché d’une rivière. La main tendue vers le ciel, Eyan désigna le vol majestueux d’un vautour, au-dessus d’eux. Malgré le spectacle éblouissant, la ronde macabre du charognard insuffla aussitôt une étrange inquiétude dans le cœur des marcheurs ; accroché au garde-corps, Owen sentait leur angoisse le gagner en vagues pernicieuses et sauvages. Maîtrisant ses propres craintes, il se tourna vers les membres de l’équipe et déclara, sur un ton qu’il espérait convaincant :
— Le fleuve que nous devons suivre n’est pas loin. La rivière à sec, là-bas, doit être l’un de ses affluents. Nous allons faire ce qui était prévu et remonter le lit pour trouver une source. Ayez confiance !
Puis, regardant à nouveau le panorama, il adressa, en silence, une prière au vieux maître d’Entias, pour qu’il lui vienne en aide.
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