Assise au sommet des remparts, Leïla contemplait le ciel que les derniers rayons du soleil striaient de larges nervures teintées de pourpre et de lilas. Au loin, le cri familier du rapace planait au-dessus de la montagne, mais comme à son habitude, l’oiseau demeurait invisible. Un doux sentiment d’ivresse envahit soudain la jeune fille ; c’était bon de pouvoir respirer au grand air, de sentir la chaleur du soleil, la caresse du vent ! Même si la mission se révélait encore plus périlleuse qu’elle ne l’avait imaginée, elle ne regrettait pas d’être là !
— C’est quoi ce sourire béat ?
— Regarde ! dit-elle, en montrant le panorama à celui qui venait d’arriver. Tu trouves pas ça magique ! Je devrais peut-être pas le dire, mais je suis heureuse d’avoir quitté Entias. Pour rien au monde, je voudrais y retourner !
— Je comprends. Moi aussi, je me sens plus vivant ici, avoua Owen d’une voix douce.
Ils échangèrent un sourire complice, puis le garçon saisit le vêtement qu’il avait apporté et le déposa avec délicatesse sur les épaules de son amie.
— Milo veut nous parler, ajouta-t-il. On a rendez-vous cette nuit près de l’olivier.
— Qu’est-ce qu’il a l’handicapé ?
— Aucune idée ! Tu viendras ?
— À ton avis ? répliqua Leïla en lui adressant un clin d’œil.
À l’heure dite, Owen et Leïla rejoignaient leur copain sous la coiffe misérable du vieil arbre dont le tronc noueux et crevassé leur griffait méchamment les omoplates chaque fois qu’ils s’y adossaient. Toutefois, Milo n’était pas seul ; la fillette et son chien l’accompagnaient.
— Ils se quittent plus, ces trois-là ! souffla Leïla à l’oreille d’Owen qui ne releva pas le ton acerbe de sa camarade.
Depuis l’accident, en effet, l’enfant passait beaucoup de temps à enseigner le langage des signes à Milo qui, délaissant ses amis, jouait au traducteur auprès des membres de la mission. Grâce à lui, ils savaient maintenant que l’inconnue se prénommait Eyan, un mot qui signifiait « œil » dans la langue de ses ancêtres et son drôle de compagnon, Mouche. Malgré une apparence chétive, Eyan n’était pas une fillette ainsi qu’ils l’avaient cru, mais une jeune ado de douze ans. Elle appartenait aux Badawiins, une tribu nomade que des barbares avaient massacrée plusieurs jours avant que les explorateurs établissent leur bivouac dans la ferme abandonnée. Les raisons de l’attaque restaient floues ; la gamine se souvenait juste que les mercenaires l’avaient laissée pour morte au milieu des cadavres avant de partir avec les vivres et l’ânesse que possédait son clan.
— Alors, mon vieux ! Pourquoi tant de mystère ? demanda Owen en tendant une main amicale au chevelu.
— J’ai un truc à vous dire. Et personne ne doit être au courant.
— Sans blague ! s’exclama Leïla. Et elle ! fit-elle, en désignant la petite infirme. Elle est peut-être muette, mais elle est pas sourde !
— On fait sa jalouse, ma beauté !
— Ne prends pas tes désirs pour la réalité, tu veux !
Les deux garçons échangèrent un sourire ironique devant la réaction exaspérée de leur amie d’enfance, puis Owen invita son copain à continuer.
— Voilà… Je vous ai pas tout dit au sujet d’Eyan, confia ce dernier avec embarras. Elle et sa famille travaillaient pour les mercenaires qui les ont attaqués, avoua-t-il en rougissant devant les mines étonnées des deux adolescents.
— Quoi ? braillèrent à l’unisson Owen et Leïla.
— Chut ! Calmez-vous ! Vous allez réveiller tout le monde !
— T’as une explication, j’espère ! réclama la blondinette en décochant un regard sévère à la pauvre Eyan.
— C’est pas notre ennemie, Leïla ! Elle veut juste nous mettre en garde.
— Contre qui ?
— Un clan armé qu’elle appelle les Féroces. Ils auraient pris le pouvoir sur les autres, il y a une quinzaine d’années.
— Un clan armé ? Comme celui qu’on a vu rôder près d’Entias !
— Ouais.
— Tu veux dire que c’est les gars dont Krabb nous a parlé ? intervint Owen, stupéfait.
— C’est ça !
— Comment tu peux en être sûr ? s’enquit leur copine, d’une voix sceptique.
— Si vous arrêtiez de m’interrompre toutes les deux minutes, je pourrais peut-être vous répondre !
Malgré la foule de questions qui leur brûlait les lèvres, Owen et Leïla se turent et écoutèrent avec attention les confidences de Milo. Ils constatèrent rapidement qu’elles ne se limitaient pas à décrire les liens entre les Badawiins et les guerriers ; elles donnaient également une vision très concrète de la vie à la surface. Ils apprirent ainsi que si l’exil massif vers le nord avait bien eu lieu, quelques groupes occupaient encore le sud, sillonnant, sans relâche, les territoires à la recherche d’un point d’eau ; au gré des saisons, les orages nourrissaient, en effet, de minces ruisseaux, instables et capricieux, que les tribus nomades se disputaient le plus souvent dans le sang.
Dans ce panorama, le clan d’Eyan faisait exception ; sa connaissance du désert, héritée de ses lointains aïeux, lui permettait d’assurer sa sécurité autant que sa subsistance. Seule communauté à oser s’y aventurer, l’endroit lui servait de refuge lors des luttes tribales et de chemin de transit pour le troc qu’elle exerçait en temps de paix. Cependant, l’arrivée des Féroces avait tout changé ! Comprenant l’opportunité de contrôler une telle famille, les barbares l’obligèrent à utiliser ses fréquents déplacements pour repérer les peuplades isolées et les livrer au pillage. Devant les massacres perpétrés, les Badawiins avaient bien tenté de leur échapper, s’exilant durant plusieurs mois dans le désert, mais la faim et la soif avaient eu raison de leurs résolutions et ils étaient revenus, la mort dans l’âme, vers leurs tortionnaires ; cela faisait plusieurs années qu’ils collaboraient avec eux lorsque l’attaque près de la ferme avait eu lieu.
Parce qu’elle était trop jeune pour prendre part aux décisions, la petite Badawiin ignorait presque tout des tractations passées entre sa tribu et les Féroces. Néanmoins, si elle ne possédait pas l’expérience, elle ne manquait pas d’intuition. Et celle-ci lui soufflait que l’assassinat de ses parents avait un lien avec les gens qui l’avaient recueillie.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Leïla s’était redressée d’un bond, tel un clown sortant de sa boîte.
— Eyan a deviné d’où l’on vient, répondit placidement Milo.
— Et après ?
— Elle pense que sa famille a été tuée à cause de nous.
— Quoi ?! C’est quoi, cette embrouille encore !
— Une légende circule au sein des tribus, confia Milo. Un peuple invisible vivrait dans l’abondance au cœur de la montagne. Vous l’avez deviné ; ce peuple, c’est nous !
— N’importe quoi ! On voit bien qu’ils ont jamais mis les pieds au refuge ! vitupéra Leïla tandis qu’Owen lâchait avec angoisse :
— On est repéré, alors !
— Du calme, les gars ! tempéra le chevelu d’une voix rassurante. Seule la famille d’Eyan se risquait à sillonner le désert. Personne ne sait où se trouve la grotte !
— Jusqu’à ce que les Féroces découvrent nos panneaux solaires ! conclut froidement Leïla en lançant un regard accusateur à la frêle nomade.
Quelques secondes s’écoulèrent durant lesquelles les adolescents sentirent une gêne palpable s’installer, puis Eyan invita, d’un geste fébrile, son nouveau camarade à traduire ses propos.
— Elle dit qu’il ne faut pas que tu sois en colère ! commença celui-ci. Sa tribu n’est pas responsable de ce qui s’est passé. Contrairement aux autres, son peuple avait peur de la montagne. Il ne s’y serait jamais aventuré. Même quand les Féroces lui ont ordonné d’aller nous chercher là-haut, il n’a pas bougé. Total, ça s’est terminé en carnage !
La jeune muette arrêta de signer, guettant avec nervosité la réaction d’Owen et Leïla.
— Je crois qu’elle dit la vérité, reprit Milo d’une voix sourde. Les Féroces ont découvert les capteurs tout seuls, Leïla…
Mais ses copains gardaient obstinément le silence, l’air indécis, embarrassé. Tandis que les minutes s’égrenaient, une à une, avec une infinie lenteur, Milo se remémora la manière dont lui-même avait accueilli les révélations d’Eyan ; lui aussi avait hésité avant de lui accorder sa confiance ! Malgré l’affection qu’il lui portait, il n’avait pu s’empêcher de suspecter la petite nomade d’avoir convaincu les guerriers de l’épargner si elle parvenait à infiltrer le groupe d’explorateurs.
— T’inquiète, mon pote ! On a compris, dit enfin le sourcier en lui tapotant l’épaule.
— Même toi, Leïla ? demanda Milo, surpris.
— Même toi, Leïla ? répéta la blondinette en grimaçant de façon comique. Tu me prends pour qui ?
Eyan qui n’avait pas bougé se jeta alors sur l’adolescente et l’enlaça avec fougue.
— Et maintenant, interrogea Leïla qui, désarçonnée par l’attitude de la jeune infirme, se dégageait maladroitement. Qu’est-ce qu’on fait ?
— Ben… justement ! Je comptais un peu sur vous ! répondit piteusement Milo.
— On ne peut pas garder ça pour nous, déclara Owen avec conviction. Mais, on ne peut pas non plus l’avouer à Charcot ; il risquerait de la chasser ! Je pense que le mieux est de prévenir les chercheurs… eux sauront quoi faire !
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