Kant Brother noua le tissu autour du cou de son collègue, achevant le bandage qui maintenait le bras cassé contre son torse. Alberti gémit faiblement au moment de la manipulation.
— Désolée, Donald ! Je fais de mon mieux !
— Ne vous inquiétez pas ! J’ai toujours été douillet ! souffla-t-il dans un sourire crispé.
La biologiste regarda son confrère avec attendrissement. Au plus fort d’une crise, Donald ne se départait jamais de son sens de l’humour. Elle saisit sa main valide et la pressa chaleureusement.
— Merci, pour tout à l’heure ! Vous m’avez sauvé la vie.
— Je n’aurais jamais pu vous abandonner ! murmura le héros faisant rougir la prude Kant.
Dès qu’il avait senti le sol trembler, le géologue avait immédiatement plaqué contre la paroi la jeune femme qui avançait à ses côtés. Habitué à étudier les reliefs, il lui avait suffi de quelques secondes pour repérer une entrée à la base du mont qui leur avait provisoirement servi de refuge. À peine s’était-il élancé que les premiers cailloux dévalaient le flanc, accompagnés dans leur course folle par des amas de boue compacte aussi durs que des galets. L’un d’eux lui avait heurté le bras au moment où il se précipitait sur Kant et lui avait cassé d’un coup net le radius. Serrés l’un contre l’autre, ils avaient attendu que les éboulements s’espacent pour tenter une échappée vers un endroit plus sûr.
À présent, ils étaient à l’écart du danger, assis contre un bloc massif qui avait roulé à bonne distance du dévers. Chassant l’eau qui perlait au bout de son nez pointu, la biologiste se força à inspecter les alentours, malgré la peur qui lui vrillait l'estomac ; le tableau qu’elle découvrit lui glaça le sang ! Il ne demeurait rien des gens qui marchaient un quart d’heure auparavant à l’ombre d’Alhezte ! Seuls, d’énormes morceaux de pierre occupaient le terrain, foulant telles d’affreuses créatures les carcasses éventrées des traîneaux. Désespérée, elle lança un bref regard à Donald pour mendier un soutien, mais il semblait dormir, immobile sous les filets serrés de l’averse, le visage renversé, les paupières closes. Une vague de tristesse submergea la jeune scientifique ; combien de leurs compagnons gisaient là, à quelques mètres, prisonniers des décombres, le corps brisé, démoli, pulvérisé ? Et que pouvait-elle faire, elle, sinon fermer les yeux et prier pour eux, qui ne reviendraient pas ?
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Les doigts croisés sur la nuque, Marguerite Estelas se demandait par quel miracle elle se trouvait encore en vie. Dès les premiers coups de tonnerre, elle avait vu ruisseler du sommet une multitude de cailloux qui avait fondu comme des boulets de canon sur la colonne qui cheminait devant elle. Elle-même avait juste eu le temps de se recroqueviller, avant d’être ensevelie par le glissement de terrain. Par chance, l’arête d’une luge avait brusquement stoppé la pierre qui s’apprêtait à lui broyer les os.
Après avoir effectué un bref examen de sa condition physique qu’elle jugea satisfaisante, Marguerite tenta de s’affranchir de l’éboulis qui la maintenait captive. Les mains posées à plat sur le sol, le dos rond, elle poussa de toutes ses forces pour se dégager du rocher, réitérant plusieurs fois l’opération avant de lâcher prise, consciente de dilapider son oxygène. Ramassée à l’intérieur de sa carapace, elle s’astreignit alors à maîtriser son souffle ; le nez entre ses genoux repliés, elle inspira et expira de manière lente et appliquée afin de diminuer son rythme cardiaque. L’exercice lui fit du bien ; la tension nerveuse disparut en quelques minutes et elle put analyser, avec calme, les bruits de l’extérieur. L’oreille aux aguets, elle écouta le déluge marteler bruyamment la gangue de granite qui la maintenait prisonnière, cherchant à identifier quelque chose au-delà du vacarme qu’il produisait, mais aucun autre son ne lui parvint ; le danger paraissait écarté. Si elle arrivait à économiser l’air assez longtemps, elle pourrait appeler au secours dès que la pluie diminuerait.
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Kant Brother retint sa respiration, les sourcils froncés sous l’averse qui commençait à perdre en puissance ; il lui semblait avoir perçu un bruit près de l’amoncellement de pierres devant elle. Elle effleura le bras d’Alberti afin d’attirer son attention.
— Vous avez entendu, Donald !
— Quoi ?
— On a crié. Ça venait de là-dessous, je crois.
Donald se redressa pour examiner, avec une moue perplexe, l’endroit que sa compagne désignait du menton.
— En êtes-vous sûre ? C’est peut-être le vent.
— Peut-être, mais j’aimerais aller voir de plus près. Puis-je vous abandonner quelques minutes ?
— Certainement. Kant ! héla, soudain, le blessé tandis que sa consœur s’éloignait. Restez prudente !
La jeune femme s’approcha lentement de l’éboulis, marchant avec précaution entre les rochers épars et les mares de boue. La pluie, bien que chahutée encore par de rares bourrasques, tombait à présent en minces filets droits. La biologiste leva les yeux vers le pic montagneux au-dessus duquel la masse de nuages s’effilochait, laissant apparaître des fragments de ciel bleu. Kant gravit prudemment l’îlot instable, s’agenouilla et la joue posée contre la pierre mouillée, elle appela.
— Ohé ! Il y a quelqu’un ? C’est Kant Brother !
— Kant ! Dieu soit loué !
— Marguerite ! C’est vous ! Vous allez bien ?
— Oui, mais je commence à manquer d’oxygène.
— Je vais chercher des secours, Mag ! Tenez bon !
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Les mains en visière au-dessus de ses épais sourcils, Quertin observait le paysage avec dépit, mesurant les pertes que l’orage avait engendrées. Dans la précipitation, il avait égaré ses jumelles, mais il n’avait eu aucune difficulté à identifier les autres membres de l’équipe qui attendaient, comme lui, la fin du déluge. Il aperçut soudain la silhouette maigrichonne de la biologiste abandonner son refuge pour escalader le monticule de pierres qui obstruait le chemin. À Charcot, qui se tenait assis dans la boue, à côté de lui, il annonça, placide :
— Ça bouge, mon commandant.
— Quoi ?
— Brother s’est déplacée près d’un tas de gravats. On dirait qu’elle parle à quelqu’un.
Le gradé se redressa d’un bond, les yeux collés à ses lunettes télescopiques. Il vit Kant redescendre maladroitement la butte pierreuse et agiter les bras en appelant à l’aide. Les deux militaires réagirent aussitôt ; Charcot se saisit d’une trousse de secours et dans la foulée du sergent, courut vers la femme en détresse.
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