Le soleil faisait resplendir les murs blancs de ce qui avaient été naguère la résidence des reines et des rois, ces despotes qui avaient fini par mettre le pays à feu et à sang pour des questions de croyances ou de territoire.
Quand le peuple fut épuisé de tant de combats et de malheurs, et que les rancunes se furent apaisées, un nouveau système politique vit le jour. On reprit une titulature des temps anciens, des temps d’avant que tout ne dégénère, et un ou une arkhonte fut chargé de représenter le peuple par tirage au sort, assisté par un corps d’éphores qui, eux, faisaient l’objet d’une élection au suffrage universel. L’Arkhonte à lui ou elle seule ne disposait donc pas des pleins pouvoirs. Mais son prestige était immense, et seules les personnes reconnues par tous comme étant particulièrement vertueuse et noble d’esprit pouvait être choisie par le hasard, le destin diront d’autres.
L’arkhontat était une fonction à vie. Il ou elle pouvait cependant décider d’en démissionner. Ou il était remplacé si sa santé ne lui permettait plus de remplir correctement sa fonction. Ou encore si son intégrité morale était remise en cause, le peuple pouvait alors le destituer par un référendum organisé par les éphores.
Dans ce qui fut donc la résidence des anciens rois se tenait l’arkhonte actuel.
Vu son grand âge, que personne ne connaissait vraiment, l’Arkhonte Anselme était assis dans un large fauteuil de rotin, sur le grand balcon de la façade sud. Il portait la traditionnelle tunique blanche des arkhontes dont les manches étaient ornées de cercles de couleur olo. Sa chevelure grise était relâchée autour de son visage émacié. Son œil droit, de couleur bleu-vert, était rivé à celui d’un télescope. A ses côtés se tenaient, à sa droite une jeune femme aux cheveux mi-longs, portant ample jupe droite et bustier serré qui lui donnait un air un peu revêche, quoique la douceur de son visage, fin, parsemé de taches de rousseur et entouré de boucles rousses, vint adoucir cette première impression ; et à sa gauche un enfant dont on n’aurait pu dire s’il s’agissait d’une fille ou d’un garçon, d’une douzaine d’années environ, mais qui faisait forte impression car un masque de métal dissimulait complètement son visage sous des traits vides et impersonnels.
L’Arkhonte, donc, observait l’astre du jour. Un filtre ultra-puissant empêchait bien sûr ses rayons implacables de lui brûler la rétine !
« J’ai l’impression que tout est normal », dit-il à l’intention de la jeune femme.
Elle s’appelait Belinda et elle était l’astronome rattachée au palais royal – par habitude, on continuait d’appeler ainsi la construction imposante où l’arkhonte avait ses appartements et où s’exerçait les affaires de l’Etat, bien que plusieurs groupements de citoyens souhaitassent que l’on supprime totalement tout ce qui pouvait rappeler l’ancien régime. Certains même souhaitaient la démolition du palais et la construction d’un nouveau centre du pouvoir, beaucoup plus ouvert sur l’extérieur et la participation citoyenne.
Belinda répondit à la remarque de l’Arkhonte : « Pour l’instant, oui ».
« Combien de temps nous reste-t-il ? »
« Difficile à dire. Je dirais deux ou trois mois mais les choses peuvent aller plus vite. C’est un phénomène aléatoire et très imprévisible. »
L’Arkhonte soupira. L’affaire était sérieuse et prenait de plus en plus de place dans les débats publics.
Des anomalies avaient commencé quelques années auparavant. Des tempêtes solaires plus fréquentes et plus importantes qu’auparavant avaient fait suspecter un changement de régime de l’étoile qui éclairait et réchauffait la planète. L’une d’entre elles avaient suffisamment démoli le système électrique mondial pour qu’enfin une commission de scientifiques subsidiés par l’Etat se penche sur le phénomène. Dans le même temps, des historiens et des paléoclimatologues avaient investigués pour savoir si de telles choses s’étaient déjà passées auparavant.
Le résultat de ces études était que périodiquement, sur des cycles de 2680 ans environ, le soleil entrait dans une phase d’expansion, où il pouvait en quelques mois grossir à vue d’œil, et pratiquement irradier le monde de sa chaleur et de sa lumière aveuglante. La dernière fois que cela s’était produit, les conséquences en furent dramatiques mais pas insurmontables. Le continent était alors divisé en plusieurs royaumes et empires combattants, qui se livraient des guerres atroces. La Grande Illumination de cette époque-là avait mis un terme instantané aux hostilités. Le monde fut plongé dans l’affliction et une grande partie de la population disparut du fait de la chaleur extrême, de la mort des récoltes et du bétail, et des maladies de peau et de vue dues à la lumière beaucoup trop intense. Sans parler des cancers qu’avaient dû sûrement provoquer les vagues d’ultraviolets.
Heureusement, les peuples étaient encore assez clairsemés en ce temps-là et la technique sortait à peine de la préhistoire. La reconstruction fut plutôt aisée, d’autant que le phénomène n’avait duré que quelques semaines. L’empire qui avait tiré son épingle du jeu fut celui du grand Ashoka, qui instaura un nouvel ordre mondial basé sur la fraternité entre les peuples et le respect de toute forme de vie.
D’autres études suggéraient que des illuminations beaucoup plus importantes s’étaient produites à des époques beaucoup plus lointaines, lorsque la terre était encore dans un état complètement sauvage, sans humains. Certains scientifiques affirmaient même que les extinctions et mutations ayant accompagné ces cycles particulièrement destructeurs avaient contribué à faire émerger le genre humain. Pour le meilleur et pour le pire.
Et maintenant, le monde allait de nouveau devoir faire face à cette épreuve. Personne ne pouvait prédire quand exactement cela arriverait ni quelle intensité cela aurait. Et c’était à lui, l’Arkhonte, de préparer la population à surmonter ce choc.
« Bon, Belinda, vous et vos collègues, continuez à observer tout ceci de près et prévenez-moi dès que vous aurez de nouvelles informations ».
« Bien entendu Monsieur ».
« Viens mon enfant », s’adresse l’Arkhonte à l’adolescent.e qu’il prit par la main. Ensemble, ils rentrèrent dans la pièce sombre et fraîche.
Là, le vieil homme se mit à tousser, tellement fort qu’il lâchât la main qui le tenait et qu’il se courba en avant.
« Monsieur ! », s’écria une femme vigoureuse en armes, qui se précipita sur lui pour le soutenir.
« Ce n’est rien, Horestia, ce n’est rien », le rassura son souverain.
La dénommée Horestia, cheffe des armées, était une femme entre deux âges au beau visage fin et à la chevelure blonde rassemblée en queue de cheval. Son corps était aussi musclé et noueux que celui d’un pur-sang, et tout en elle respirait l’autorité dans ce qu’elle a de plus brut. Elle n’était cependant pas inébranlable, et l’état de son supérieur la préoccupait visiblement beaucoup. Elle parut à demi-rassurée par les dernières paroles d’Anselme, mais l’autre moitié d’elle-même savait très bien que son état de santé se dégradait de jour en jour. La situation était déjà assez grave, il ne manquerait plus qu’il y ait une crise politique.
L’Arkhonte s’assit sur le magnifique trône en métal et en ivoire orné de magnifiques et majestueux paons au plumage complètement étendus de part et d’autre. Les plumes étaient serties de pierres précieuses, des saphirs pour la plupart. Cet objet avait miraculeusement échappé à la vague de destruction iconoclaste qui avait suivi la chute du dernier monarque, ou plutôt la dernière, la reine Irène, qui avait pris le pouvoir après la mort de son époux et celui de son fils héritier (la rumeur voulut qu’elle le fasse périr par le poison pour s’adjuger les pleins pouvoirs, non plus en tant que régente mais en tant que souveraine de plein titre). Il avait été conservé pour sa beauté et réaffecté au prestige de l’Arkhonte.
« Alors Horestia, sais-tu où en es la situation ? »
« Elle empire, Monsieur. Paniqué par l’imminence de la Grande Illumination, des groupuscules religieux renaissent çà et là. Des pseudo-gourous, qui profitent de l’état d’anxiété général pour s’enrichir et étendre leur influence, ont encore été arrêtés ces jours-ci. Les magistrats n’ont plus assez de leurs mains et de leurs yeux pour traiter toutes les affaires en cours. Nous avons été obligés d’en relâcher un certain nombre, de ces fauteurs de troubles, à charge d’être plus sévère s’ils récidivent. Mais cela ne dissuade pas de nouveaux candidats ».
« Ni des masses de plus en plus importantes de les suivre », compléta l’Arkhonte.
« Effectivement ».
Le jeune homme ou jeune fille écouta tout cela sans mot dire. A cause de son masque, il était difficile de deviner ses pensées et de ressentir ses expressions.
« D’autres franchissent délibérément le mur, et vont se perdre dans la Réserve », continua Horestia.
Belinda passa avec son télescope qu’elle avait pris soin de démonter et de ranger dans un sac prévu à cet effet.
L’Arkhonte était las de tous ces problèmes. Tout allait à vau-l’eau et son énergie diminuait de jour en jour. Il faudrait bien se résoudre bientôt à passer la main.
Mais le fait était là que la population, terrorisée, cherchait refuge dans les valeurs traditionnelles et tentaient de ressusciter les vieilles croyances qui avaient plongé le monde précédent dans le chaos.
« Je ferai un discours dans les prochains jours, tout est déjà organisé avec les canaux de diffusion. Je me dois de rassurer nos concitoyens et de lutter contre les idées pernicieuses et dangereuses qui se propagent à la faveur des évènements. C’est le moins que je puisse faire. Vous, continuez de diriger les forces de l’ordre de ce pays et de traquer tous ceux qui veulent nous faire revenir en arrière. »
« Oui Monsieur », dit Horestia avec un léger signe de tête.
« Un discours, pensa-t-elle, comme si un discours pouvait tout arranger. C’est de la force dont nous avons besoin. Nous devons être beaucoup plus sévères ».
Certaines brigades avaient fait de l’excès de zèle et en avait été sévèrement punies : rétrogradations voire licenciements. Horestia avait tenté d’atténuer leur sort mais en vain.
Le lendemain, la journée fut encore plus chaude que la veille, bien que les beaux jours étaient censés n’en être qu’à leurs débuts. Les floraisons étaient beaucoup trop avancées pour la saison et l’eau commençait déjà à manquer à certains endroits. Les esprits étaient de plus en plus nerveux.
Le soir, alors que le soleil couchant couvrit la ville de son aura orangée et funeste, la silhouette et le visage de l’Arkhonte apparurent sur le grand balcon de la façade ouest, celle qui donnait sur la grand-place, noire de monde. La Ville, SA Ville, s’étendait devant lui, avec ses immeubles de verre qui brillaient au loin, ses maisons à demi-enterrées pourvues de leur dôme qui se mouvait au rythme du déplacement de l’astre du jour, et de la Citadelle où des laboratoires ultra-modernes avaient remplacés les vestiges des temples des anciens cultes.
En même temps, cette image de l’Arkhonte était retransmise sur les écrans qui avaient été installés aux frais de l’Etat dans chaque foyer. Tout le monde était tenu d’assister au bulletin d’informations et de rester connecté avec l’actualité. Personne ainsi ne pourrait dire « Je ne savais pas… »
« Mes chers concitoyens », commença le vieil homme, qui ne l’était peut-être pas tant que ça mais que les rigueurs de l’arkhontat avaient prématurément vieilli.
Il était assis sur le trône des paons, qui intimait le respect et l’autorité.
Horestia était à sa gauche tandis qu’à la droite du vieil homme se tenait, aussi hiératique qu’une statue antique, Blemnis, le Premier ministre, fraîchement élu et que le peuple n’aimait guère.
« Je sais que nous sommes tous inquiets de l’avenir mais, encore une fois, je tiens à vous rassurer. Tout est sous contrôle et tout sera fait pour sauvegarder dans leur entièreté votre qualité de vie et votre sécurité. Ce qui se passe est un phénomène purement naturel, n’écoutez pas celles et ceux qui veulent y voir une intervention divine ou une sorte de pénitence pour des péchés. Tout cet obscurantisme appartient à un passé qui ne nous a apporté que malheur et désolation. Retenons la leçon de l’Histoire et ne commettons pas les mêmes erreurs, je vous en prie. »
Il toussa puis reprit. Sa voix portait loin, et le micro placé devant lui semblait inutile.
« J’annonce que la répression des mouvements sectaires sera renforcée, et que la Générale Horestia peut, avec ma permission, emprisonner directement toute personne qui se livrerait à une quelconque forme de dirigisme envers certains esprits faibles ou troublés, ainsi qu’à une très forte amende ou, s’il est dans l’incapacité de payer, à la saisie pleine ou partielle de ses biens. Mes concitoyens, restez vigilants, ne vous laissera pas aller à la peur, qui est la pire des conseillères qui soit. La situation est sous contrôle, le système de défense contre la Grande Illumination sera bientôt fin prêt, et nous ne serons en rien affectés par ce phénomène astronomique et tout à fait normal. Toute personne qui vous dira le contraire ne cherche qu’à vous manipuler pour vous soutirer de l’argent ou avoir votre soumission. Ne vous laissez pas berner, et rester serein. »
Des acclamations surgirent de la foule massée aux pieds du palais arkhontal. Ce bref discours de l’Arkhonte fut ensuite multirediffusé et commenté par de nombreux experts, qui voulurent en retirer le sens caché. Cette volonté de calmer les gens n’était-elle pas au contraire la preuve que la situation était grave et peut-être hors de contrôle ? Les gens qui se tournaient vers une consolation spirituelle n’avaient-ils pas raison finalement ? Est-ce parce que la religion avait jadis conduit à des guerres meurtrières qu’il fallait la rejeter en bloc ? Qu’en pense le simple citoyen, Monsieur et Madame Tout-le-Monde ? N’était-il pas temps de remplacer l’Arkhonte actuel ? Sa cote de popularité était en effet en très nette baisse depuis plusieurs mois. Sa politique sociale et économique n’avait guère enchanté les foules, malgré une légère régression du chômage.
Mais ce qui passionnait aussi les gens, c’était l’identité et le visage présumé de Sylgrid, le Masque d’Argent, l’enfant de l’Arkhonte. Non un enfant naturel mais un adopté, un orphelin de guerre défiguré que le nouveau dirigeant avait pris sous sa protection et son affection. On connaissait à peine le son de sa voix. L’Arkhonte le protégeait farouchement et le tenait le plus à l’écart possible des turbulences du monde politique. Matériellement, cet être qui suscitait tant de passions ne manquait de rien. Les meilleurs médecins s’étaient succédé à son chevet pour lui rendre visage humain.
Ainsi allait la vie à Pleroma, la méga-cité qui recouvrait une grande partie du continent, sous les feux d’un soleil devenu implacable.
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