Le ciel était craquelé comme une pelure d’œuf. De lourds nuages empêchaient les rayons du soleil d’atteindre et de réchauffer les corps. De temps à autre, son disque apparaissait, blafard, comme annonciateur de la fin du monde.
Cela ne décourageait pas Belinda et les membres de son équipe, qui s’étaient repliés dans le confort douillet de leur laboratoire. Celui-ci leur avait été mis à disposition par l’Arkhonte, au sein même du palais, afin qu’il puisse être tenu au courant en direct des avancées des recherches pour comprendre le mécanisme de la Grande Illumination, et en établir la date fatidique la plus précise possible. La pièce était vaste et bien éclairée par de larges baies. Elle était orientée au sud afin d’obtenir les meilleures conditions possibles pour l’observation des astres et objets célestes. Une certaine obscurité pouvait en outre être obtenue en journée par des stores. Des ordinateurs équipés de logiciels spécifiques occupaient les six postes de travail du labo. Une salle de réunion jouxtait la première salle, ainsi qu’une salle de détente avec petite cuisine, petit salon et table de ping-pong. Un laboratoire d’analyse et un espace de stockage complétaient le dispositif.
Hijra était le plus proche assistant de Belinda. Longiligne et gracieux, ce jeune homme de 26 ans à la peau mate, aux yeux en amande cernés de khôl, aux longs cheveux reliés en catogan, portant une sublime robe serrée blanche aux rayures bleues, était une vraie beauté qui faisait se pâmer bien des gens. Il paraissait futile avec ses gestes maniérés et son langage enfantin, mais il était le membre le plus doué de l’équipe de Belinda, un astronome hors pair qui avait fait des étoiles pulsantes type Céphéide classique sa spécialité. On le surnommait « La mouette » à cause de son rire, qu’il déclenchait à la moindre occasion.
« Je ne comprends pas…Je ne comprends pas… », ne cessait-il de marteler.
« Le soleil est de type spectral G, il ne devrait pas connaître de telles variations sur d’aussi courtes périodes. »
Les premiers signes d’une instabilité de l’astre avaient été observés quelques deux ans auparavant.
Du 13 mars au 25 avril, la luminosité avait cru, d’abord de façon imperceptible, puis de plus en plus nettement jusqu’à un apogée autour du 2 avril. Le ciel n’était alors plus bleu mais blanc laiteux, et il était difficile de garder les yeux grands ouverts, même sous une épaisse couche nuageuse. Par réverbération, la brume rendait la situation encore plus difficile, et nombreux furent les citoyens à s’enfermer chez eux, tout volets clos. La nuit offrait un peu de répit, mais la lumière revenait encore plus drue le lendemain.
Le phénomène décrut par la suite jusqu’à disparaître complètement à la fin mai. Mais les complications ne s’arrêtèrent pas là. Une épidémie de problèmes cutanés et oculaires occupa les médecins durant des mois : sécheresse de la peau, dermatites voire cancers, troubles de la vue, surtout chez les enfants et les personnes âgées.
Les récoltes ne furent brillantes et une flambée des prix des aliments s’ensuivit.
Tout était rentré plus ou moins dans l’ordre à la fin de l’année.
Mais le phénomène recommença au début de la suivante. La crise fut beaucoup plus courte, à peine deux semaines et demie, mais aussi plus virulente.
La population commença à paniquer et les autorités à se rendre compte de la gravité de la situation.
Une équipe d’astronomes fut mise sur pied au palais de l’Arkhonte, en prenant soin de sélectionner les meilleurs chercheurs de l’Université d’Etat. Belinda en fut nommée responsable, étant de loin la meilleure astrophysicienne de sa génération, autrice d’une multitude d’articles ayant impacté durablement la vision des spécialistes des étoiles multiples, et ayant aussi contribué grandement à la vulgarisation de son champ d’études via des livres, notamment à destination des enfants. A son tour, elle put recruter elle-même les personnes qui seraient ses collaborateurs sur ce projet de la Grande Illumination. Ce programme chargé d’enquêter sur la soudaine variabilité du soleil finit dans l’opinion publique à désigner le phénomène lui-même.
Une troisième crise s’était amorcée six mois plus tôt. A nouveau, la lumière aveugla le monde, et des coupures de courant géantes plongèrent les habitants de Pleroma dans l’anxiété et la confusion.
La Grande Illumination devint la principale préoccupation, et les astrophysiciens du Palais devenaient les interlocuteurs privilégiés des médias pour apaiser les angoisses collectives et tenter d’expliquer de façon rationnelle les choses. En même temps, l’incapacité de l’Arkhonte à prémunir son bon peuple face à cette catastrophe excita le contre-pouvoir. La Grande Illumination devint aussi un enjeu politique.
Erkar était une armoire à glace toujours engoncé dans des chemises trop serrées. Il avait la quarantaine mais son teint hâlé et ses cheveux coupés très courts lui donnait l’air plus jeune. Il était chargé d’étudier les pulsations dans les couches externes du soleil.
« Il s’est encore dilaté », dit-il après analyse des derniers clichés en ultraviolet et en infrarouge. « 2 magnitudes », compléta-t-il.
Pour appuyer son propos, il projeta l’hologramme en trois dimensions de la boule de feu, telle qu’elle était la veille et le jour-même. La différence était perceptible.
« Le phénomène n’en est qu’à sa première phase. Le pire est à venir, ce n’est pas près de s’arrêter »
Belinda fit la lumière et remit ses beaux cheveux roux en place en un geste gracieux. Elle était déprimée. Elle avait tenté de se persuader que les choses allaient s’apaiser d’elles-mêmes, mais force lui était de constater qu’ils allaient devoir toutes et tous faire face à une catastrophe sans précédent. Comment l’annoncer à l’Arkhonte et à la population de Pleroma ?
L’après-midi touchait déjà à sa fin, et elle décida que la journée de travail était terminée. Il était inutile de continuer des observations qui ne faisaient que confirmer jour après jour qu’ils étaient au bord du gouffre.
« Pourvu que le bouclier fonctionne… », tenta-t-elle de se rassurer.
C’est alors qu’une clameur les fit tous se retourner vers les baies vitrées. Un brouhaha de foule en marche, des cris, des chants psalmodiés leur firent comprendre ce qu’il se passait.
« Les Fils du Soleil », murmura Erkar.
Epouvantés par la perspective de la Grande Illumination, de plus en plus de citoyens de Pleroma étaient tentés de suivre l’un des groupes sectaires qui s’étaient mis à pulluler. Le plus virulent était celui des Fils du Soleil. Les cultes les plus anciens et primitifs semblaient renaître, comme si le vernis de la civilisation, déposé au long des millénaires, n’avaient fait que recouvrir superficiellement des instincts et des peurs très profondément ancrés au plus profond de l’âme de chacun. Et quoi de plus naturel que d’adorer le Soleil, l’astre le plus visible, dispensateur de vie et de lumière, comme les plus anciens l’avaient fait pendant des siècles ?
Bien sûr, ces mouvements étaient très mal vus par les autorités, d’autant qu’ils s’accompagnaient de débordements difficilement contrôlables. Ainsi les Fils du Soleil avaient-ils renoué avec les sacrifices d’animaux pour se concilier les bonnes grâces du dieu soleil. Des animaux domestiques étaient de plus en plus souvent enlevés dans ce but, et des rixes sanglantes avaient déjà éclatés à plusieurs reprises. Certains parlaient même de remettre en honneur les sacrifices humains !
C’était bien sûr aller beaucoup trop loin pour l’Arkhonte, qui avaient envoyé ses miliciens « chasseurs de dieu », spécialement créés dans ce but, pour anéantir ces résurgences d’obscurantisme, par la force si nécessaire.
Mais les Fils du Soleil s’étaient entretemps organisés sous la férule du Révérend, un meneur de foule mystérieux, toujours évoqué, jamais aperçu. Certains doutaient même de son existence. Cette foi en ce personnage qui cristallisait toutes leurs espérances rendaient les Fils du Soleil d’autant plus dangereux.
« Encore eux », dit la Mouette sur un ton lugubre.
Les chants, entonnés dans une langue rugueuse et incompréhensible, ne faisaient qu’augmenter le côté terrible de ce défilé d’hommes et de femmes qui se fouettaient jusqu’au sang en regardant le soleil en face, sans protection, jusqu’à l’aveuglement. Heureusement, le voile nuageux rendait aujourd’hui la chose beaucoup plus facile.
« Mais combien sont-ils cette fois », demanda Batoris, une autre assistante de Belinda. « La dernière fois, ils étaient peut-être une centaine tout au plus. Aujourd’hui, on dirait qu’ils sont des milliers ».
Belinda et les autres astrophysiciens restèrent silencieux face à cette marée d’adorants qui s’autopunissaient pour leurs péchés, réels ou imaginaires, à la source selon eux de la Grande Illumination.
Soudain des cris, soudain, des fulgurances rouge flamme.
« Les chasseurs de dieu », cria Erkar. « Regardez, ils sont venus en nombre ».
Des soldats portant la tenue et les armes de la milice de l’Arkhonte arrivèrent par les airs, fondant sur leurs proies grâce à leurs ailes invisibles, un dispositif en matériau carboné quasi transparent imité des ailes de chauve-souris. Des filins s’abattirent sur les adorants, en capturant un grand nombre et les emmenant dans les airs pour les présenter à la justice de l’Arkhonte. Des cris stridents succédèrent aux chants, des rayons fusèrent vers les soldats à partir des micro-canons cachés sous les vêtements des manifestants. Des miliciens prirent feu et tombèrent dans la foule où ils furent massacrés par des gens fanatisés et pris d’une furie aveugle et sacrée. Des explosions retentirent et les vitres du laboratoire tremblèrent. Tout ne fut plus que bruit et fureur.
« Mais ils sont fous », s’écria Belinda, « ils vont tout saccager ! »
« Bientôt, ce ne sera pas le soleil qui nous tuera mais la stupidité humaine », compléta Erkar de sa voix grave.
L’obscurité se fit soudain.
Un grondement sourd et puissant se fit entendre, et le sol vibra légèrement.
Le ciel, en une fraction de seconde, vira à l’orangé.
Mue par une intuition, Belinda se précipita vers son écran, resté allumé sur les images transmises en direct par les satellites spatiaux braqués désormais en permanence vers l’astre. Et ce qu’elle vit la plongea dans la terreur…
« Le soleil… Non, ce n’est pas possible… »
Erkar vint voir à son tour.
« Oh non, pas déjà, pas maintenant !!! »
Une lumière aveuglante recouvrit toutes choses et mit un terme brutal aux affrontements. Dans tout Pleroma, chacun cessa immédiatement son activité et scruta le ciel en clignant des yeux.
La température ambiante augmenta d’un coup, et les foules se mirent à hurler et à courir dans tous les sens. Le grand moment était arrivé, celui de la Grande Illumination qui allaient tout détruire…
Dans le sud du continent, la grande statue d’Ashoka fut tellement illuminée qu’elle parut en or. Les animaux du domaine fuirent partout où c’était possible, échappant à leurs gardiens, qui pour certains d’entre eux furent piétinés ou entraînés dans leur course folle.
A Pleroma, les Fils du Soleil se prosternèrent et reprirent leurs prières. Les oiseaux tombèrent comme des mouches, ajoutant au chaos général. Des bulles chargées de visiteurs, ne sachant plus se diriger et voyant vraisemblablement leurs mécaniques perturbées par le phénomène, s’écrasèrent sur les bâtiments de Pleroma, faisant de nombreuses victimes.
Le monde semblait toucher à sa fin.
Et soudain, tout s’arrêta.
Le ciel retrouva sa couleur grise et sombre, la lumière diminua et les températures chutèrent d’une quinzaine degrés en quelques secondes.
« Dieu tout puissant, merci ! », s’écria Erkar, malgré le caractère interdit et blasphématoire de ces paroles.
« Ce n’était pas encore la Grande Illumination », dit d’une vois surexcitée Belinda, ce n’était qu’un prélude, un avertissement ».
« Un avertissement ? », ricana Hijra, qui sortit de dessous la table où il s’était réfugié et qui réajustait sa robe. « Tu penses que le soleil a voulu nous avertir ? Attention Belinda, tu commences à parler comme tous ces zozos cinglés qui pensent que le Soleil est un dieu. Je pourrais te dénoncer pour ça », finit-il en lui faisant un clin d’œil. Elle lui répondit par un coup de coude dans le ventre. « AÎHEU »
« Bon, tout le monde va bien ? », s’enquit-elle.
Oui fut la réponse unanime. Ils regardèrent tous par les fenêtres et ce qu’ils virent les désola au plus haut point. Des corps gisaient sur le sol, des gens pleuraient et tentaient de se relever ou d’en relever d’autres, des colonnes de fumée s’élevaient de l’horizon, où des incendies avaient dû éclater, des sirènes retentissaient partout.
Ils durent pourtant se détacher de ce spectacle lorsqu’un garde du Palais vint les avertir : « L’Arkhonte est mort ».
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