Tandis que le ciel tournoyait, Glydis s’étendait immobile. Elle fixait l’horizon de ses grands yeux noirs de jais. L’ivresse avait à nouveau submergé son âme. Une soif de vivre inextinguible. Un appel du corps que seule la caresse d’un autre corps pouvait apaiser. Ou était-ce son cœur qui réclamait amour et tendresse ?
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Toujours est-il que Glydis était ce qu’on appelle un peu familièrement une traînée, une femme de petite vie, une sans-vertu qui semblait destinée à la déchéance morale et à l’opprobre publique.
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Ce n’est pas qu’elle aimait particulièrement ça, mais une sourde injonction de son âme l’y poussait irrésistiblement. Oh, elle avait bien essayé de s’en dépêtrer, mais rien n’y fit. Elle avait même tenté le mariage, et elle fut sincère lorsqu’elle prononça le « oui » de circonstance. Mais ses démons la reprirent et les aventures succédèrent à plusieurs années de fidélité forcée.
Son mari la jeta dehors et elle fut contrainte de se prostituer pour subvenir à ses besoins.
Elle enfila donc la robe jaune de celles qui n’ont plus aucune pudeur et se jeta dans l’arène. Les lions qu’elle dompta lui témoignèrent reconnaissance et gratitude. Mais Glydis n’en fut pas satisfaite.
Alors elle reprit sa liberté. Mais qu’allait-elle en faire ?
Elle en était là de ses réflexions lorsque le Prémisse de l’Illumination se produisit.
Elle vit le ciel s’obscurcir puis s’illuminer, elle ressentit les ondes de chaleur, elle comprit que la fin était proche et qu’elle allait mourir.
Il n’en fut heureusement rien, mais la terreur ressentie fut telle qu’elle la sublima en quelque chose de plus mystérieux et puissant.
Un sentiment mystique, quasi religieux. Un besoin de reconnaissance par une puissance supérieure qui lui aurait sauvé la vie et vers qui elle pourrait se tourner pour apaiser ses angoisses.
Bien sûr, les temps n’étaient pas propices à de telles extases, autrement plus profondes que celles qu'elle vivait à travers son corps, car cette fois c'était son âme tout entière qui devenait le centre et le point d'aboutissement de cette déferlante d'énergie positive qui transformait son monde de façon hallucinée et magique. Bien sûr, la répression déclenchée par l’Arkhonte contre tout ce qui rappelait de près ou de loin un vague enseignement de type spirituel, ne contribuait pas à des démonstrations publiques à cette adhérence.
Puis elle apprit comme tout le monde la mort de l’Arkhonte, et elle se surprit à espérer que son successeur serait moins rigoureux. Si elle avait su ce qu’il allait advenir…
Mais n’anticipons pas.
Alors, comme tout le monde, elle vit sur son écran le premier ministre Blemnis apparaître au balcon du Palais et s’emparer de la régence en attendant de nouvelles élections, elle vit à ses côtés la Générale Horestia, l’air farouche, et cela l’émoustilla plus que ce qu’elle voulut bien l’admettre.
Comme tout le monde, elle eut peur du changement, de l’incertitude de l’avenir, puis, voyant que rien ne changeait, elle se rassura, se calma, et reprit sa vie d’avant.
Elle avait rejoint un groupe de dissidents, et s’y faisait appeler Colombe.
Ils se réunissaient une fois par mois dans un vieux cimetière pour communier ensemble et convoquer les esprits des défunts. Eux adoraient non le Soleil mais la Terre. D’elle surgissaient les énergies vitales des corps placés là parce qu’ils ne fonctionnaient plus. Il suffisait d’une vibration, d’une sensibilité subtile pour entrer en résonance avec ces énergies.
Glydis-Colombe paraissait douée pour cet exercice.
Il faisait nuit. La chaleur de la journée avait laissé la place à la fraîcheur du crépuscule. La vie nocturne commença à crisser de toutes parts. Ce fut comme si tous les morts du cimetière
Elle était debout au milieu du cercle, parmi les caveaux. Ses longs cheveux noirs de jais étaient déliés, et sa peau rendue blanche par de multiples couches de fond de teint (son grain de peau était en fait naturellement bronzé) ainsi que sa maigreur naturelle lui donnaient l’air d’un spectre. Elle s’efforçait de parler d’une voix grave qui renforçait le côté d’outre-tombe.
« Esprits de la terre, réveillez-vous et venez à nous ». Elle s’efforçait de ne pas rire, mais intérieurement elle était secouée de spasmes.
« Energies souterraines, libérez-vous et venez à nous ».
Quelqu’un la fixait. Parmi ses compagnons de démence, il y avait Fredo. Lui était un vrai vampire : teint blafard, yeux sombres et inquiétants, allure de dandy d’une autre époque où tout était beaucoup plus raffiné. Lui l’intéressait beaucoup. A chaque fois qu’elle le croisait, elle voulait s’accrocher à lui, lui mordre la joue et le déshabiller sur le champ. Qu’il détonnait parmi la foule d’abrutis qui adoraient les énergies de la terre dans les cimetières la nuit… Elle ne savait trop pourquoi elle les avait rejoints. Le goût de l’interdit, une monotonie rompue, le sentiment que c’est dans ce genre d’endroit qu’il allait se passer quelque chose d’extraordinaire.
« Souffles telluriques, décidez-vous à nous rejoindre », dit-elle dans un souffle mi-rire étouffé, mi-soupir d’exaspération.
Un craquement, un bruit de pas…
L’assemblée se tourna d’une seule tête vers la gauche.
« Les voilà… », « Encore une fois, elle a réussi », « J’ai peur, mais qu’est-ce que c’est excitant »
Glydis n’en crut à nouveau pas de leur crédulité. Un animal qui passe, une branche qui casse, qu’y avait-il de si extraordinaire ? Mais elle tenait son rôle de prêtresse à la perfection.
« Esprits, dites-nous pourquoi vous êtes-là. Avez-vous un message à nous formuler ? »
Les adorants étaient munis chacun de leur récepteur d’ondes. Celles-ci étaient sensées entrer en résonance avec la machine, choisir des mots parmi une liste préétablie et communiquer ainsi avec les vivants.
FORCE, JE SUIS LA et JE SUIS IMMORTEL furent les premiers messages.
« Encore plus stupides que ce que je croyais… », se dit Glydis. « Il croit vraiment que c’est un esprit qui manipule leur machine »
Tout cela l’amusait follement. Son tempérament de frondeuse s’en donnait à cœur joie.
« Colombe, demande-leur de se manifester de façon bien tangible »
« Esprits, donnez-nous un signe de votre présence, un signe bien visible de tous et ne permettant aucune méprise »
Un craquement plus sourd que les précédents se fit. « Hasard », pensa-t-elle.
Un murmure parvint ensuite aux oreilles de tous, comme un mantra.
Là, elle commença à douter et à avoir peur.
« Hasard », se dit-elle encore.
Les adorants se regardèrent l’un l’autre. Fredo fixait Glydis.
JE SUIS LA, cria soudainement une voix fantomatique et profonde provenant de partout à la fois.
Les adorants crièrent d’une seule voix et s’enfuirent, épouvantés. Glydis fut bousculée et manqua de tomber. Fredo la retint.
Quand ils furent seuls, il lui montra son diffuseur : la voix du spectre en sortait, modulable à merci.
Glydis se mit à rire, imitée bientôt par Fredo. Alors, il se saisit d’elle et l’embrassa fougueusement. Enfin, ce qu’elle attendait était arrivé, il allait être à elle. Pour combien de temps, une heure, une semaine ou une vie, peu lui importait.
Ils se moquèrent des autres, de leurs peurs superstitieuses, des escadrons de l’Arkhonte qui savaient qu’il se passait quelque chose de louche dans ce cimetière mais qui n’avaient jamais réussi à les prendre en flagrant délit. Il faut dire que le cimetière était très isolé et que les soldats avaient déjà beaucoup de choses à régler à Pleroma.
Enfin, ils étaient seuls et elle allait pouvoir assouvir l’un de ses fantasmes, l’amour dans un cimetière. Mais alors qu’ils allaient s’étreindre à nouveau, elle se redressa vivement, l’air affolé.
« Qu’est-ce qu’il y a ? », demanda précipitamment Fredo.
« Là, il y a quelqu’un ! »
Il se retourna, ne vit personne.
Soudain, quelque chose glissa sur son pied gauche. Elle regarda et poussa un cri d’horreur. Un serpent enlaçait sa jambe et entreprit de la remonter. Elle hurla comme une possédée et se tordit dans tous les sens. Fredo se jeta sur elle et lui bloqua la bouche de sa main droite, qu’il avait large et puissante.
« Mais tu es folle de hurler ainsi ! Quelqu’un pourrait nous entendre et nous dénoncer ! », la gronda-t-il.
Elle se calma et regarda à nouveau sa jambe. Le serpent était parti.
« Un serpent… Il y avait un serpent sur ma jambe… »
« Je n’ai rien vu. Et puis, ce ne serait rien d’étonnant. Ce vieux cimetière abandonné en grouille. Comme de bien d’autres animaux d’ailleurs. Tu le sais bien, c’est ce qui te permet d’être crédible auprès de nos « amis » ». Il força son propos par un clin d’œil.
Ils rirent de nouveau de bon cœur. Elle se préparait à le dévorer tout cru, là, ici, dans ce royaume des morts, mais elle se retint à nouveau. Elle sentit un souffle, elle entendit une respiration autre que la sienne et celle de Fredo.
Et puis elle la vit.
Une silhouette. Noire. Menaçante et immobile. Elle se tenait à côté d’un vieil arbre, dans le dos de Fredo. Elle les regardait sans yeux, elle dégageait une présence intense et mystérieuse.
Elle cria à nouveau, sans même s’en rendre compte, et elle prit ses jambes à son cou. Fredo resta seul, interloqué, à la regarder partir. Puis il eut un sourire narquois et se tourna vers l’ombre.
Le lendemain, Glydis se réveilla avec la sensation d’avoir la gueule de bois. Les souvenirs de la veille lui revinrent et elle frémit. Ce devait être un mauvais rêve éveillé, se dit-elle. Une hallucination due au contexte et au fait que j’étais à fond dans mon rôle.
Elle décida de ne plus y penser, ou plutôt de ne retenir que la seule chose intéressante vraiment. Fredo lui avait enfin déclaré sa flamme. Enfin, sa flamme, c’était trop en dire. Son « intérêt » pour tout ce qui faisait son charme, préféra-t-elle corriger.
Elle se sentit étourdie à cette pensée et à celles évoquant tous les plaisirs à venir. Oui, elle était vraiment née pour user de son corps et de celui des autres. Quel mal y avait-il à cela ? Mieux valait faire l’amour que la guerre, non ?
Elle fut tentée d’appeler Fredo mais aucun des Votants de la Terre n’avait les coordonnées des autres. C’était là une des règles fondamentales de leur groupe, comme de tout groupement à caractère religieux pensa-t-elle.
De toute façon, elle avait plus urgent à faire en ce jour. Elle avait rendez-vous avec sa meilleure amie Elowen. Elles iraient manger un bout ensemble à Pleroma, puis se rendraient au Dôme constellé afin d’y voir leur idole. La Chanteuse ultime, l’étoile brillantissime, Aria Lyra. S’il ne fallait en retenir qu’une, ce serait elle. Sa voix douce et mélancolique, ses chansons percutantes et étranges, parvenaient à émouvoir n’importe qui. Aujourd’hui, elle donnait la dernière représentation de sa tournée au Dôme, l’endroit où n’importe quel artiste rêvait de se produire, la consécration suprême, capable de réunir en un même lieu près de cent mille personnes.
Toute la journée, elle écouta en boucle son dernier album, « Rêves inattendus », tout en choisissant sa tenue.
Après deux heures d’essayage, elle se focalisa sur une robe fourreau noire et brillante, qui mettait ses hanches en valeur. Le noir, décidément, lui allait bien. Il se mariait parfaitement avec la peau presque blanche de Fredo.
Après de longues heures d’attente, le moment était enfin là. Elles étaient assises face à la scène.
Elowen : « Tu as rencontré un homme, n’est-ce pas ? »
Glydis fut déconcertée par cette question à brûle-pourpoint puis se ressaisit.
« Ça se voit tant que ça ? »
« Tu sens le désir à plein nez »
Glydis sourit et ne dit rien.
« C’est ton Fredo, c’est ça ? »
« Oui »
« Qu’est-ce que tu lui trouves au juste ? Il est maigre, il est blanc, il respire la mort »
« C’est tout ça qui me plaît en lui. Il est tellement éloigné des hommes sur qui je craque d’habitude. »
« Tu deviens sentimentale, je m’inquiète pour toi »
Elowen avait été d’abord son amie de débauche, son ange noir l’entraînant vers les fonds obscurs des extases interdites.
Les deux amies s’échangèrent un regard provocateur et complice.
Une fragrance de pin et de minéraux se répandit dans le stade tandis que les lumières s’éteignirent. La foule fut directement en délire. Les cris firent trembler les assises de l’édifice. Toutes ces vagues d’énergie se répercutèrent au plus profond de l’âme de Glydis, réveillant ses instincts les plus sauvages. Puis ce fut un parfum de cyprès et de résine. Une nouvelle ovation parcourut le public.
La musique enfin débuta, un air martial et solennel, des chœurs surgis des temps antiques, une mélopée lancinante et percutante.
Et enfin elle fut là. Aria Lyra, la déesse revenue parmi les humains.
Elle était vêtue d’une robe rouge feu qui lui enserrait la taille puis s’élargissait au niveau des mollets. Sa chevelure était rassemblée en un chignon sophistiqué. Sa peau était encore plus brune que d’habitude. Une chouette vint se poser sur son épaule et elle commença à chanter. Ses paroles furent bues et régurgitées par des milliers d’yeux et de cœurs.
L’âme emplie de spleen et de rêves inattendus, Glydis se laissa porter par ce moment suspendu et hors du temps. Elle n’était pas avec Aria Lyra, elle était Aria Lyra. Et tout ce qu’elle devait ressentir, elle le ressentait aussi, au même moment et aussi fortement.
Après deux heures de spectacle, et après que la déesse se fut envolée dans un nuage de fumée et des volutes fruitées, Glydis sortit de sa torpeur. Elowa était dans le même état.
Elles restèrent assises un moment encore, tentant de reprendre leurs esprits. Et quand Glydis voulut se relever, elle eut le malheur de regarder vers le haut des tribunes. Et là, elle vit. La même ombre que dans le cimetière, qui la fixait de son visage sombre et sans yeux.
Elle devint livide et s’évanouit.
Quand elle se réveillât, elle était allongée sur une civière, Elowa à côté d’elle qui lui tapotait la main.
« La princesse se réveille ? »
« Mais… Qu’est-ce qu’il s’est passé ? »
« Tu vieillis ma grande, voilà ce qui se passe. Heureusement, ce charmant jeune homme t’a pris en charge », fit-elle plus bas et dans un clin d’œil.
Et Glydis vit le jeune homme en question, et elle se dit qu’elle aurait aimé qu’il la prenne tout court.
Le surlendemain, elle fut à nouveau au vieux cimetière. Fredo et elle ne s’était plus croisé depuis l’avant-veille. Elle craignait sa réaction après sa fuite précipitée et un peu ridicule, il faut bien le dire. Mais il paraissait tout à fait normal. Il la fixait, comme d’habitude, de son regard magnétique.
Remise en confiance, elle commença le rituel.
Et là, elle perdit le contrôle. Elle entra dans une sorte de transe et vit des serpents qui se dirigeaient en nombre vers elle.
Elle n’eut pas peur, bien au contraire. Elle les appelât intérieurement de toute ses forces. Fredo la fixait toujours du regard. Les adorants se balançaient de gauche à droite, en proie visiblement à la même expérience mystique.
Les serpents s’élevèrent le long de ses jambes, gravirent la taille, s’enroulèrent autour de ses bras. Elle n’avait pas peur, bien au contraire. Sa vie était concentrée en ce point précis de son existence, comme si elle n’avait vécu que pour ça depuis le début.
Une ombre, puis une autre puis encore une autre apparut derrière les arbres du cimetière. Fredo se mit à chanter un air guttural et lugubre. Elle eut l’impression d’entendre une musique sombre et lourde s’échapper des caveaux. Il lui sembla entendre des bris de voix provenant de partout à la fois, de percevoir des bruits de pas de moins en moins feutrés.
Et puis tout s’arrêta.
Elle se retrouva prise dans un filet doré et ultra résistant.
« LES CHASSEURS DE DIEU ! », cria quelqu’un.
En un instant, Glydis redescendit sur terre et se rendit compte de ce qu’il se passait.
Les troupes du Palais avaient enfin retrouvé leurs traces. Ils étaient piégés comme des opossums.
Elle se tourna vers Fredo et vit qu’il avait disparu. « Fredo ! », cria-t-elle.
Le silence lui répondit. Mais ce silence contenait toute la terreur des Votants de la Terre qui voyait leur monde s’écrouler. Peu parvinrent à s’enfuir. Ceux qui échappèrent au filet se firent harponner et s’écroulèrent, morts ou évanouis, Glydis n’en sut rien.
En un rien de temps, elle se retrouva dans un fourgon, et elle comprit que le temps de l’insouciance et des plaisirs faciles était terminé.
Elle avait peur. Et toujours ces ombres qui la suivaient et l’observaient. Qu’avait-elle réveillé avec ses bêtises ?
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