C’était un temps de dépravation et de déchéance morale. C’est ainsi en tous cas que les tenants des prophéties voyaient l’époque. Mais ils n’étaient plus qu’une poignée à prendre ces annonces soi-disant dictées par un souffle divin pour argent comptant.
L’argent, justement… Il pourrissait tout, à commencer par les relations humaines. Nulle religion n’était aussi forte que son culte. Ses dévots les plus extrémistes étaient prêts à vendre père et mère, frère et sœur en esclavage pour en obtenir davantage.
Les temps bénis de l’empereur Ashoka, faits de justice et d’amour du prochain, semblaient bien loin. Seuls quelques énergumènes s’échinaient à perpétuer son héritage dans le sud du continent. Le chef Harsha, descendant d’Ashoka, avait créé un territoire où humains et non-humains pouvaient coexister dans la paix la plus totale. Cette « expérience » était vue par le reste du monde, au mieux comme farfelue, au pire comme une entrave à la domination humaine sur le vivant, qu’il fallait éliminer à tout prix. Harsha dut donc se défendre à maintes reprises, violant son vœu de non-violence. Mais tel était le prix à payer pour garantir la tranquillité de son peuple. Ce faisant, il perdit en crédibilité sur la scène internationale, tandis que son sanctuaire attirait de plus en plus de novices en quête d’une autre façon de vivre, ou plutôt d’un nouveau sens à leur vie. La plupart abandonnait dans les six mois suivant leur arrivée, tant cette vie d’abstinence et de renoncement leur était difficile. Ils retournaient dans le monde des matérialités et des plaisirs faciles et futiles. Leur cœur, purifié un moment, se regonflait d’orgueil et de toutes sortes de choses nauséabondes, qui en arrêtaient les battements précocement.
Le reste du continent était divisé en plusieurs Etats. Deux formes de pensée se partageait les peuples.
Le premier était de courant démocratique. Des assemblées d’anciens étaient consultés pour les décisions importantes, et leurs avis étaient transmis à la population. Celle-ci faisait ensuite l’objet d’un référendum, et la majorité obtenait gain de cause. Cette façon de gouvernance avait bien sûr ses failles, car les discussions étaient très souvent fort longues et animées, et les décisions n’étaient presque jamais exécutée jusqu’au bout, les recours étant fort nombreux, et le compromis devenant la règle absolue. Néanmoins, les points de vue de chacun étaient entendus, et l’Etat était donc l’affaire de tout le monde. Cette éducation commençait dès le plus jeune âge, avec les comités de classes.
Différentes religions avaient émergé au cours de l’Histoire. Elles avaient forgé l’histoire du continent, mais désormais, dans ces mondes démocratiques ou plutôt gérontocratiques, ces cultes étaient rejetés dans la sphère privée et ne faisait plus l’objet d’aucune subvention publique. Nombre de temples avaient été reconvertis en marchés et en lieux de justice. Celle-ci était douce et l’enfermement n’était pratiquement plus appliqué, remplacé par des peines de travaux d’intérêt général. De grands édifices avaient été bâtis par ce biais, notamment des barrages.
Chacun devait mériter sa pitance, et travailler pour cela, les oisifs n’étaient pas tolérés. Ceux-ci étaient astreints aux travaux collectifs. De grandes disparités entre classes sociales en fut le résultat, mais le passage vers une classe supérieure était chose aisée pour qui s’en donnait la peine. Il suffisait d’avoir du cœur à l’ouvrage.
L’argent circulait facilement dans ces Etats, mais cela généra donc une nouvelle forme de religiosité, marqué par une fascination excessive et un développement de l’individualisme, voire de l’égocentrisme. La Religion du Moi gagnait chaque jour du terrain.
Néanmoins, la vie était paisible, et son niveau assez élevé, même pour les plus pauvres.
Les Etats qui relevaient de cette conception de la vie étaient constituées en républiques et avaient pour nom Gandie, Parflora et Zhenxia. Ils étaient concentrés au nord et à l’ouest du continent.
A eux seuls, ces pays comptaient les deux tiers de la population du continent, à savoir trois milliards d’humains à peu près.
A intervalles réguliers, les dirigeants de ces pays se réunissaient au centre de la Réserve, la grande étendue non-habitée qui occupait l’arrière du continent, et qui était dévolu aux expériences scientifiques, consacrés à la flore et à la faune, mais aussi à l’étude des astres et aux comportements telluriques, notamment par l’étude des volcans. Au pied du Mont Azura, nommé ainsi car constitué en majeure partie d’une pierre bleu vif nommée azurite, ils décidaient de contrats commerciaux, d’alliances stratégiques, et passaient la soirée à festoyer en admirant les lueurs fantasmagoriques émanant du volcan, toujours actif mais non dangereux.
Ce monde aurait pu être le paradis sur terre, mais une maladie pernicieuse le rongeait de l’intérieur, comme un cancer. La soif de richesse et la volonté de se démarquer des autres, d’avoir toujours raison, de se valoriser au mépris de ses frères et sœurs, poussaient de plus en plus de gens à des comportements immoraux et faisait grandir l’esprit de fronde. Pareils à des enfants gâtés, ces personnes au cœur devenu sec et pourri réclamaient de plus en plus de droits et ne voyaient aucun problème à ce que cela se fit au détriment des droits des autres. Un vent de rébellion soufflait donc, surtout à Parflora, où un certain Bart le Rebelle faisait de plus en plus d’adeptes et fomentaient des attentats devant les lieux de pouvoir. Ces actions étaient plus symboliques qu’autre chose, consistant en projection de peinture sur les monuments ou certaines personnalités, ou en barrages sur les voies de circulation stratégiques, et ne faisaient heureusement jamais aucune victime. Leurs revendications concernaient une certaine forme de justice sociale et de redistribution des biens pour éviter que la plupart ne se retrouvent aux mains de quelques familles qui auraient eu ainsi les pleins pouvoirs sur leurs congénères.
Ces actions paraissaient bien innocentes à certains, mais d’autres en étaient vivement excédés.
Le rapport à la Nature était assez ambivalent dans ces pays. L’industrie des biens de consommation exigeait une exploitation drastique des ressources naturelles, mais en même temps, un retour au respect de toute forme de vie et à un mode de vie plus sobre faisait son chemin, certains étant pleinement conscient qu’en asservissant le monde autour d’eux, ils sciaient la branche sur laquelle ils étaient affalés.
Penchons-nous maintenant sur les autres mondes, des royaumes où la vie était bien différente.
Xantia et Atlan étaient deux très grands pays qui comptaient chacun plusieurs centaines de millions d’individus. Ils se situaient à l’extrême est du continent, au-delà de la Réserve, dans le pays du froid et de la nuit. En-dessous d’eux, La Selpie et L’Hydrangotie étaient beaucoup plus petits, mais c’étaient des lieux d’intrigues et de conspirations, un véritable nid d’espions qui n’avaient de cesse d’affaiblir au maximum les pays démocratiques.
Car leur Histoire et leur philosophie de vie était bien différente.
Ces régimes avaient évolué vers des formes de pouvoir beaucoup plus autoritaires, où tout ou presque était concentré entre les mains d’un seul individu et où la place de la religion était centrale.
Non la religion de la Divinité Unique, mais les formes les plus primitives et sauvages du sentiment mystique, celles qui provenaient du fond des âges et avaient permis aux plus lointains ancêtres de commencer à ordonner et à donner un sens au monde hostile dans lequel ils vivaient alors.
Les sacrifices humains, notamment, furent remis à l’honneur.
L’adoration de la Nature sauvage constitua également l’un des fondements de cette société. Les manifestations de la Volonté divine étaient sensées se matérialiser par les forces naturelles. Une pluie drue, une sécheresse, une brise étaient autant de signes à interpréter, d’où la grande importance de la classe des devins. La plupart étaient des femmes, enlevées très tôt à leurs familles et élevées de façon très dure dans des centres spirituels, où les sévices, notamment sexuels, étaient monnaie courante.
Des cérémonies où les participants entraient dans des transes spectaculaires scandaient la vie de ces communautés, où tout était commun, y compris les partenaires affectifs et sexuels. Les enfants étaient élevés en communauté et initiés aux mystères du monde dès leur prime enfance. L’éducation physique faisait pleinement partie de leur cursus, et ils devaient passer par une phase où ils étaient lâchés au milieu de la grande forêt sauvage des Monts Drageus, peuplée de créatures immondes et assoiffées de sang, et y survivre ! Le taux de retour était très bas, et personne ne pleurait, en tous cas publiquement, les disparus.
Les plus courageux et astucieux rejoignaient une armée d’élite au service du souverain.
Nombre de légendes et de récits fabuleux, tous plus horrifiques les uns que les autres, circulaient sur ces mondes dans les pays où l’écoute de la population avait force de loi.
Deux conceptions du monde si différentes ne pouvaient que s’affronter ouvertement un jour ou l’autre, me direz-vous.
C’est ce qui arriva mais pas dans les circonstances que vous imaginez.
L’antagonisme entre les deux blocs se faisait de plus en plus virulent. Ce fut le roi de Xantia, Kentaurus, qui passa à l’attaque.
Cet être était vénéré par son peuple comme une incarnation du Dieu céleste universel, celui qui domine tous les autres et à le pouvoir absolu sur les forces de la Nature. Et de fait, il sembla qu’il pouvait déclencher pluies, inondations, incendies et même tremblements de terre à volonté. Lorsqu’il évoquait les forces naturelles, une ombre se dessinait derrière lui, une forme mouvante aux contours fantomatiques. Il s’agissait sans doute, disait-on, d’une hallucination collective, mais certains pensait que cette ombre était bien réelle et provenait des sphères non matérielles.
Le roi avait une carrure de taureau. Ses longs cheveux gris et sa barbe imposante imposait le respect et il se drapait toujours dans sa soutane blanche brodée de rouge, signe de sa distinction.
Il présidait lui-même aux sacrifices, n’hésitant pas à tuer de ses mains celles et ceux qui avaient l’insigne honneur de rejoindre ainsi le Paradis de Tupulka, le dieu du Sang et de la Guerre. Une vie heureuse et radieuse était sensée les y attendre.
Un jour, il déclara la guerre sainte et que tout le monde devait se tenir prêt à combattre.
Personne n’osa protester car le pouvoir du roi était absolu. Nulle voix n’était assez forte pour s’opposer à lui. Les gens, pressurés et affamés, n’avaient pas la force physique ni morale de se révolter.
Kentaurus voulut prouver son pouvoir supérieur en manipulant à sa guise les phénomènes célestes.
Ce ne fut pas avec une bombe qu’il s’attaqua aux pays démocratiques mais via un météore. Une boule de roche venue du fin fond de l’Univers, capturé par la volonté mentale du roi, et dirigée vers le pays de Gandie, qui fut pratiquement rayé de la carte.
L’impact fut ressenti à des milliers de kilomètres à la ronde et les dégâts furent considérables. Au moins trois cent millions d’individus furent tués sur le champ. La nuit qui enveloppé le monde pendant sept mois et demie en acheva quelques centaines de millions d’autres, et quand la lumière du soleil parvint à se frayer à nouveau un passage à travers les nuages de poussière, le monde du Nord et de l’Ouest était dévasté. Tout était à reconstruire.
Les pays de la Barbarie, comme les appelaient les citoyens de l’autre camp, s’en sortirent bien mieux car, prévenus bien longtemps à l’avance, ils avaient pris les précautions nécessaires. Les greniers à blé étaient remplis à ras bord, un dôme diffusant une lumière artificielle semblable à celle du soleil avait été installé au-dessus des Etats concernés, et les retombées de la chute ne les touchèrent pas.
Les dirigeants des pays démocratiques, ou ce qu’il en restait, se réunirent dans la Réserve. Le but était clair : préparer la reconstruction et faire en sorte que cela n’arrivât plus jamais.
Kentaurus leur porta le coup de grâce.
Il fit larguer une bombe nucléaire au-dessus de la Réserve, dont le dôme antiaérien avait été détruit par le souffle de la météorite. Elle explosa à une douzaine de kilomètres du volcan, mais la vague de feu fut si puissante qu’elle calcina tout dans un rayon de 150 kilomètres, débordant même les limites de la Réserve, sur le territoire de La Selpie. La reine de ce pays demanda des comptes à Kentaurus, et une guerre éclata entre elle et Kentaurus. Les autres monarques s’en mêlèrent, et tout fini en un conflit généralisé en Barbarie, au cours de laquelle des armes chimiques et nucléaires furent utilisées.
Kentaurus disparut. Nul ne sut ce qu’il était advenu de lui.
Tous ces évènements se produisirent durant la jeunesse de Tancrède et de Glydis. Vanya naquit peu après et Syphax, que nous ne connaissons pas encore, vint au monde des années plus tard.
La religion, accusée d’avoir fanatisé les peuples de la Barbarie, fut honnie à jamais, et une nouvelle société se développa sans elle, celle de la Reconstruction.
Mais voici que les éléments naturels, une fois de plus, risquait de mettre ce nouveau monde à bas. Le soleil cette fois-ci …
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