« La raison pure ne suffit plus. L’intuition a aussi droit de cité dans cette vie. », pensait Tancrède, plongé dans la Reflectia.
Depuis des lustres, on n’enfermait plus les criminels mais on les enveloppait dans une projection de leurs propres pensées. Notre homme s’était vu soumis à une analyse spinocérébrale très précise puis les médecins, qui s’occupaient désormais des condamnés à la place des geôliers, l’avaient fait entrer dans le Laboratoire des Réminiscences, qui remplaçaient les antiques et inhumaines prisons. C’était presque comme un hôtel où tous les besoins des condamnés étaient pourvus, mais il fallait obligatoirement passer plusieurs heures par jour dans la Reflectia, cette salle de projection de ses propres pensées.
La réalité virtuelle avait progressé à pas de géant en quelques décennies, à tel point que les premières esquisses, des images et des vidéos en deux dimensions, paraissaient désormais bien archaïque, presque préhistorique.
L’individu était désormais complètement enveloppé de cette réalité parallèle, et sans qu’il y ait besoin de casque ou de lunettes spéciales. Le réalisme était bluffant, presque hallucinatoire. Il y avait là-dedans quelque chose de dangereux, de presque maléfique. Combien de pauvres âmes avaient déconnecté de la réalité, de la seule et terrible réalité, pour se plonger avec délice dans ce monde idéal…ou cauchemardesque… Car certains ont le goût du cauchemar et du malheur.
Tancrède était époustouflé. Même pendant ses transes les plus intenses, il n’atteignait jamais ce degré de réalisme parfait.
Il avait du mal à croire que ces projections émanaient de sa propre conscience, et pourtant… Tout lui était familier.
« Mon Dieu, je pourrais rester ici pour l’éternité », songea-t-il, et cette simple idée lui paraissait terrifiante. Car ce qu’il visualisait, c’était toutes ces scènes de bataille, de vies gâchées, de morts terrifiantes ou pathétiques, que son « don » lui avait permis d’exhumer des mémoires enfouies de ses patients. Ces images, il les connaissait, mais ici, elles étaient mille fois plus percutantes et enveloppantes. Il était plongé au cœur même de l’action et pouvait ressentir les émotions des protagonistes.
« Assez, c’est trop, mon cœur va exploser », cria-t-il.
Mais non, il lui fallait aller plus loin. Ressentir encore plus profondément le mal qu’il avait déclenché.
Il fut d’abord dans un palais. Non pas une résidence luxueuse et confortable, mais dans un de ces édifices de pierres sèches, aux murs rugueux et froid, puant l’humidité et la peur, comme on en voit encore des vestiges ci-et-là. Il vit un homme dans la quarantaine, l'air cruel et fourbe, corpulent et habillé de riches habits brodés et colorés. Il portait longue chevelure ramenée en tresse à l’arrière et épaisse moustache. Ses vêtements étaient bien lavés mais lui-même paraissait malpropre, se fondant parfaitement dans cet environnement crasseux. Il était assis sur une sorte de trône grossièrement taillé dans un seul bloc de bois brut. A ses côtés se tenait une adolescente, non pas sa fille mais son épouse bien qu’elle parût à peine pubère. La peur et la soumission se lisait sur son visage. Devant eux se tenait une assemblée de guerriers à l’air totalement sauvage, et des serviteurs décharnés, aux vêtements miteux. Au milieu, il y avait une vieille femme enchaînée. Tancrède sut qu’elle s’appelait Tormonde et qu’elle était condamnée pour sorcellerie. Des tourments ignobles l’attendaient si elle ne dénonçait pas ses sœurs. L’effroi le plus total se fit dans le cœur de Tancrède, à un point tel qu’il désirât être mort à l’instant même pour échapper à cette fin affreuse. Il se souvint que cette vie avait été celle d’un jeune homme tourmenté par des rêves horribles où des gens mouraient par le feu sur des bûchers improvisés. Lui-même y avait-il échappé dans cette vie ? Tancrède ne s’en rappelait plus.
Il n’eut pas le loisir de s’appesantir, car une autre séquence commençait. Le décor était complètement différent. Le soleil resplendissait dans des salles aérées et ornées de graciles colonnes. Des draps aux couleurs pastel étaient étendus d’un coin à l’autre de la pièce, où des convives étaient alités sur des sortes de couchettes. Chacun riait de bon cœur et s’emparait goulûment des mets et des boissons que des esclaves zélés apportaient à intervalles réguliers. Les plats servis feraient horreur à un chef cuisinier contemporain mais à l’époque, cela paraissait le comble du raffinement : du poisson fermenté cuit au four et enrobé d’une croûte épicée, du pâté de foie de volaille, des œufs dans une sauce de miel et de vinaigre, des galettes de fromage et de farine.
Mais ce que Tancrède repéra surtout, c’est le jeune homme assis à côté de celui qui paraissait être l’hôte du jour, dans le coin droit de la pièce. Il entendit distinctement les mouettes, les reflux de la marée, il sentit la chaleur du soleil, il respira les effluves de transpiration de tous ces hommes qui suintaient de chaleur et d’un trop plein de nourriture. Curieusement, il ne se rendit pas compte de suite qu’il n’y avait nulle femme.
Le jeune homme devait avoir treize ou quatorze ans. Il paraissait maussade et résigné. L’homme à côté de lui, corpulent et sentant le graillon, le regardait avec un air vicieux. Il lui ordonna bientôt de glisser sa main sous sa tunique tachée de graisse pour lui masser l’entrejambes. Ce que le jeune homme fit aussitôt. Tancrède ressentit au plu profond de lui son dégoût et sa tristesse immense. Le gros homme poussa bien vite des grognements qui devait être de plaisir. L’affaire dût être vite conclue car la main du jeune homme se retira et il la ressuya à l’aide d’une serviette. Mais ce ne fut que le début. La satisfaction du maître des lieux fut le signal que le garçon était désormais à la disposition des invités. Tancrède ferma les yeux mais rien ne put l’empêcher de ressentir la peur, la honte, l’humiliation, la douleur physique même, alors que tous ces pourceaux ivres se servirent du corps de l’éphèbe comme bon leur semblait. Il fut déshabillé, palpé par des mains calleuses et sales, léché par des bouches qui puaient à vomir, il dut se mettre à quatre pattes, en prendre certains en bouche et se laisser pénétrer par d’autres, à de multiples reprises. Il fut fouetté, il fut obligé de boire jusqu’à recracher, il dut abandonner son humanité pour être la poupée sexuelle de tous pendant de longues heures. Quand tous ces hommes, ou qui se prétendaient tel, furent repus de plaisir et s’endormirent, le jeune garçon, qui ne semblait même pas avoir de nom, se releva. Il s’était juré que ce serait la dernière fois. Il s’empara d’un couteau, s’approcha de celui qui devait être son maître, qui ronflait sur la couchette où tout avait commencé, et il le poignarda, encore et encore. Le malheureux hurlait comme une truie qu’on égorge, le sang gicla de partout, et c’est recouvert de rouge et dégoulinant, parmi des invités nauséeux et hirsutes, se rendant à peine compte de ce qu’il se passait, que le garçon s’enfuit, quitta la pièce et se dirigea vers la falaise. Il était jeune et gracile, il courait vite. Se retournant, il aperçut les gardes qui s’étaient déjà mis à sa poursuite. Il sourit et, sans hésiter, se jeta dans la mer en furie, où il fut immédiatement projeté contre d’énormes rochers.
Tancrède crut être arrivé lui aussi à la fin de sa vie. Trop d’émotions, trop de convulsions dans son corps, qui ressentait tout ce que les personnages des visions ressentaient.
« Alors, continuons-nous ou nous arrêtons-nous là ? », dit une voix venue de nulle part.
« Stop ! Arrêtez, s’il-vous-plaît », supplia Tancrède, d’une voix de plus en plus faible. Il était en sueur, il avait froid, il avait chaud.
« Non, ce serait trop facile. Vous devez faire face à ce que vous avez réveillé et prendre conscience de vos actes », tonna la voix.
Une autre tranche de vie commença.
Une ville. Des bâtiments en bois munis de fenêtres à vitre. Un environnement chaud et poussiéreux. Une route de terre parcourue par des hommes à cheval. Des femmes aux amples robes colorées, un chapeau sur la tête. Des enfants jouant au cerceau. Des hommes armés et vêtus de pantalon de cuir. Une taverne où certains d’entre eux boivent, jouent aux cartes et se hurlent dessus, tandis que des ribaudes tentent de les entraîner dans les chambres à l’étage contre monnaie sonnante et trébuchante.
Curieusement, le personnage principal était à nouveau une femme, mais une femme manifestement de tête, qui avait pris habits d’homme et qui avait l’habitude de diriger son monde. Elle venait d’entrer dans la taverne et elle se dirigeât immédiatement à une table où trois individus patauds et imbibés fricotaient avec une fille potelée, au rire gras, vêtue d’une robe rose en mousseline qui avait l’air de s’être transmise depuis trois générations au moins. D’un seul regard assassin, la nouvelle venue chassa la pauvrette puis elle se mit à houspiller le trio, qui travaillait sans doute sous ses ordres. Tancrède pouvait sentir toute la colère que contenait le cœur de cette femme. Cette scène aussi, il s’en souvenait très bien. Elle l’avait marqué. Elle avait surgi de son contact avec une jeune fille craintive et timide, que sa famille lui avait envoyé pour connaître l’origine de son mal-être. Maintenant, Tancrède sentait toute la détermination de cette femme tandis qu’elle dirigeait un troupeau de bovins dans la prairie en aboyant ses ordres à sa troupe de gardiens. Un jour, l’un d’eux en eut assez de cette tyrannie, s’approcha de sa patronne endormie sur un lit de camp et entreprit de s’en débarrasser en l’étranglant. Tancrède ressentit l’étau se resserrer autour de sa gorge et cria à l’aide.
Alors tout s’éteignit, ou plutôt tout se ralluma, et notre ami se retrouva au milieu d’une pièce blanche, vide, sans fenêtre, juste éclairé par un de ces néons nouvelle génération, à la lumière imitant parfaitement la lumière naturelle. Durée de vie de mille ans assurait-on…
Tandis que le Résurrecteur de vies, comme on le surnommait parfois, reprenait son souffle, la porte de la pièce s’ouvrit sur un homme à l’apparence fort juvénile, vêtu d’une blouse blanche et munis d’oreillettes. Il s’agissait du médecin qui avait pris Tancrède en charge.
« Alors Monsieur Lysandre, comment vous sentez-vous ? »
Tancrède ne répondit pas.
« Je vois que ça ne va pas fort », continua le jeune praticien, qui actionna une machine et colla une ventouse sur la poitrine de son patient.
« Rythme cardiaque trop rapide mais c’est normal après ce que vous venez de vivre. Ça va diminuer. Par contre, votre taux de globules blancs est descendu beaucoup trop bas, et le niveau de cortisol est trop élevé. Je vais vous conduire dans la salle de repos. »
« Non, ça ira », parvint à articuler Tancrède.
« Vous réalisez au moins tout le tort que vous avez commis ? », dit sans transition le médecin.
« Toutes ces personnes à qui vous avez fait croire qu’elles avaient déjà vécu, ailleurs, en d’autres temps, et qui se sont raccrochés à cela pour expliquer les défaillances de leur vie présente, ou plutôt devrais-je dire de leur seule et unique vie, car nous sommes bien d’accord que tout ce que vous leur racontez n’est que balivernes, n’est-ce pas ? », continua le jeune homme, sur un ton plus autoritaire.
Tancrède le défia du regard.
« Non, je vois que vous n’avez toujours pas compris la leçon. Le but, en vous faisant ressentir au plus fort les émotions de vos victimes, était de vous pousser à la repentance, mais je constate que ce n’est pas le cas. Vous n’allez donc pas vous reposez tout de suite. L’exploration continue. »
Il avait dit cela avec un air presque sadique sur le visage.
Il quitta la pièce, laissant Tancrède seul et bientôt à nouveau plongé dans le noir.
Pas pour longtemps. De nouvelles scènes en 3D se formèrent très vite autour de lui.
Mais cette fois, Tancrède n’y était pas préparé. Car ce furent des images de sa propre vie qu’il visualisât.
« Pas possible, ils vont jusque-là », pensa-t-il.
Il revit ses derniers instants de liberté, dans son appartement, avec Madame B, pendant que son père dormait dans la chambre d’à côté. Son père… Pourvu qu’il ait réellement été pris en charge comme me l’ont affirmé les médecins.
Puis les souvenirs s’enchaînèrent à toute vitesse, du plus récent au plus ancien. Il revécut en mode ultra-rapide les premiers symptômes de la maladie de son paternel, le décès de sa chère mère, l’un des piliers de sa vie, son divorce, son mariage, ses conflits intérieurs durant l’adolescence.
Tancrède savait qu’il pouvait ralentir la projection s’il le souhaitait, mais il ne le voulut pas.
Il était enveloppé en images HD et en relief de tout ce qui avait constitué sa vie. Il avait l’impression d’être mort, d’être au moment où toute son existence défilait devant lui.
Même si les images passaient très rapidement, il eut le temps de ressentir les émotions qui y étaient liées. Et il réalisa que dans les dernières années, ce furent des sensations de mal-être le plus souvent. Qu’avait-il fait de sa vie ?
Au fur et à mesure qu’il se rapprochait de sa naissance, le film ralentit. Il se revit gamin, avec ses parents, ses frères et sœurs, et il extirpa de sa mémoire des souvenirs oubliés depuis longtemps : une excursion scolaire, la visite du palais de l’Arkhonte durant les vacances, les baignades sur les plages de la côté Ouest, un jouet cassé et réparé par son père… Il se revit bébé dans son berceau, dans la chambre de la demeure familiale qui lui avait été affecté, et il se rappela que sa famille était puissante jadis. Puis la lumière qui se concentra en un point, comme au bout d’un tunnel. Il revivait sans doute le moment de sa naissance. Ou était-ce une préfiguration de celui de sa mort, le fameux tunnel avec la lumière au bout ?
A nouveau, le dispositif du Reflectia stoppa et Tancrède fut à nouveau dans cette pièce vide et baignant dans une clarté blanche et chaude.
Il était à genoux, complètement vidé de ses forces. Dormir, il fallait qu’il dorme…
« Alors Monsieur Tancrède Lysandre ? », reprit la voix du médecin, sonore et surgie de nulle part et partout à la fois.
« Vous comprenez maintenant votre erreur ? Votre impudence à vouloir contrôler les gens en manipulant leurs émotions et leurs failles les plus profondes ? Vous repentez-vous de leur avoir donné de faux espoirs ? D’avoir cultivé la nostalgie pour les antiques croyances et essayer, ce faisant, de faire ressurgie les vieux démons pour rebasculer notre société dans le chaos ? »
« C’est drôle que vous parliez de démons, c’est une terminologie religieuse que vous utilisez là », ironisa Tancrède.
« Ne riez pas, Monsieur Lysandre. Vous ne faites qu’empirer votre situation. En refusant de reconnaître vos erreurs, en refusant d’admettre que vous avez joué au gourou avec toutes ces pauvres gens, vous vous êtes mis dans de sales draps. Nous allons devoir en référer aux services de l’Arkhonte en personne. »
« Faites ce que vous voulez, je m’en fiche »
« Vous vous fichez peut-être de votre propre sort, mais vous vous soucierez peut-être de celui des autres ? Ceux que vous avez entraîné dans votre expérience stupide, ces gens qui vous ont vu comme un guide spirituel, un médium ou un guérisseur, que sais-je ? Et vous souciez-vous de votre père ? »
Le cœur de Tancrède ralentit et il devint livide.
« Que voulez-vous dire ? », prononça-t-il d’une voix basse et rauque.
« Vos…clients ont presque tous été identifiés et subissent en ce moment même la même procédure désagréable que vous. Tout ceci par votre faute. Quant à votre géniteur, il est actuellement sous la protection de l’Etat, et confortablement installé au Centre de confinement de votre quartier »
Le Centre de Confinement, autant dire un mouroir, où seuls les soins de base sont apportés. Il est vrai que l’explosion des cas de dégénérescence mentale rend la prise en charge de plus en plus lourde et coûteuse.
Tancrède fut ramené dans une chambre pourvue d’un lit confortable et de fenêtres, ainsi que d’une petite bibliothèque contenant des ouvrages sensés le remettre dans le droit chemin : récits des horreurs de la guerre ayant conduit l’ancien monde sur le chemin de la destruction, récits de vie de personnes ayant fait le mal et s’étant repenties, guides de bonne conduite pour une société harmonieuse…
« S’ils veulent détourner le bon peuple de la religion, c’est raté. On dirait la bibliothèque d’un centre de catéchisme… »
L’ironie lui plut et, après avoir feuilleté quelques livres, dont certains très vieux, il préféra se replonger dans sa bulle sonore. Il avait eu le droit en effet d’emporter quelques effets personnels dont son Organum contenant ses meilleurs morceaux de musique.
Réveille-toi
Repousse la croix,
Retrouve la foi
La voix de sa chanteuse fétiche égrenait les paroles de la chanson pop…
Tancrède se reprit à sourire. Car la séance de Reflectia, qui avait fini par ressembler à une séance de torture, lui avait au moins appris une chose. C’est que son esprit, à lui, Tancrède, était plus fort que tout. Suffisamment en tous les cas pour ne pas tout révéler. Il avait su garder la maîtrise de ses pensées.
S’il se souvenait bien de ces vies entraperçues grâce à son don, la vieille femme accusée de sorcellerie a été sauvée par une révolte paysanne qui a renversé le seigneur, le garçon abusé est parvenu à s’extirper des remous marins et à s’enfuir pour recommencer une nouvelle vie, et la femme maîtresse n’est pas morte étranglée, elle a eu la vie sauve par l’intervention de deux autres de ses hommes, qui ont fracassé une bouteille sur le crâne de son agresseur.
Tancrède restait persuadé que son action était bénéfique.
Non, décidément, la raison pure ne suffit plus.
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