Après le dîner, un des frères escorta le lieutenant Carduz et les enfants le long d’un étroit corridor où derrière une rangée de portes closes se cachaient les cellules de repos. Sortant une clé de sa manche, l’homme s’arrêta devant l’une d’elles, l’ouvrit, puis s’effaça pour laisser passer le trio. La pièce d’une dizaine de mètres carrés était spartiate, mais propre ; équipée d’un lit, d’un chevet et d’une table de travail, elle était, comme le réfectoire, entièrement blanchie à la chaux. Les trois compagnons furent agréablement surpris lorsque le moine, après leur avoir distribué des bougies, attribua une chambre à chacun d’eux. Habitués à vivre dans la promiscuité, ils éprouvèrent une joie enfantine à l’idée de dormir seul et s’adressèrent de guillerets bonsoirs avant de refermer la porte derrière eux.
Malgré l’étrange impression qui l’aiguillonnait, Owen ne résista pas longtemps à l’hospitalité des frères et plongea dans les bras de Morphée dès qu’il fut allongé sur la douillette couche. Cependant, au milieu de la nuit, le dard de l’angoisse le réveilla en sursaut. Assis dans le noir, il réfléchit à la menace qu’il sentait poindre, de manière confuse, derrière l’attitude prévenante de leurs hôtes ; quelque chose clochait, mais il ne savait quoi ! Incapable de se rendormir, le garçon décida de rejoindre le lieutenant pour voir s’il partageait ce sentiment. À la lumière du clair de lune, il s’habilla prestement et sans bruit, se dirigea vers la porte ; à la première pression, la poignée résista. La deuxième, réalisée avec plus de force, eut le même effet. Il fallait se rendre à l’évidence : on l’avait enfermé !
Dans quel but le maintenait-on prisonnier ? Se méfiait-on de lui ? Était-ce pour le punir d’avoir indûment pénétré le monastère ? Plus il réfléchissait, moins Owen trouvait d’explications à son isolement. La seule chose dont il était sûr c’est qu’il n’y avait pas d’autre issue ; la lucarne qui habillait la chambre s’ouvrait sur un précipice de plusieurs dizaines de mètres que le garçon, malgré sa dextérité en matière de varappe, ne pouvait franchir en pleine nuit. Dépité, le jeune sourcier se résigna à patienter jusqu’au matin que quelqu’un le délivre et, à l’aube, en effet, un moine se manifesta pour le conduire au réfectoire où, installé à l’un des grands plateaux de chêne, le lieutenant Carduz attendait. À son regard préoccupé, Owen devina qu’on l’avait confiné lui aussi.
— Je n’en comprends pas encore la raison, mais nous sommes prisonniers, souffla l’officier tandis qu’il surveillait discrètement les allées et venues des religieux.
— Je m’en suis rendu compte cette nuit. Où est Eyan ?
— Je n’en sais rien. Peut-être dans sa cellule.
— Il faut la retrouver et filer d’ici au plus vite.
— Comment ?
— Si on prenait un otage…
— Avec quelle arme ? Ils m’ont confisqué mon poignard !
— Bonjour ! Avez-vous bien dormi ?
Le Père Tisseron avait rejoint la salle à manger et se tenait debout devant leur table sans qu’aucun d’eux l’ait entendu venir. D’un signe de la main, il demanda qu’on leur apporte le petit-déjeuner, puis il s’assit, avec nonchalance, face à ses invités.
— Vous paraissez ennuyés. Que vous arrive-t-il ?
— Nous nous étonnons de ne pas voir notre amie.
— Cette enfant semblait très fatiguée. Laissez-la donc se reposer un peu.
— C’est que nous avons encore beaucoup de chemin à faire, continua Carduz avec amabilité. Nous ne voudrions pas abuser de votre hospitalité.
— N’ayez crainte, nous sommes ravis de vous avoir parmi nous. D’ailleurs, j’ai prévu de vous faire visiter le monastère dès que nous aurons terminé notre collation.
Le lieutenant et Owen échangèrent un regard contrit, tandis que Tisseron entamait le bol de soupe qu’on venait de leur apporter.
— Vous ne mangez pas ? interrogea celui-ci d’un air circonspect.
Embarrassés, les deux jeunes gens s’exécutèrent afin de ne pas éveiller ses soupçons. Cependant, lorsqu’à la fin du déjeuner, l’ecclésiastique les engagea à le suivre, sollicitant discrètement trois autres moines à les accompagner, les deux amis s’inquiétèrent ; pourquoi Tisseron demandait-il des renforts ? Avec réticence, ils acceptèrent de se faire escorter jusqu’au cloître où ils slalomèrent entre les réservoirs disposés dans les coursives avant d’emprunter un passage niché dans le cœur d’une alcôve. Au fond de la niche apparut une porte que le père abbé ouvrit à l’aide d’une clé suspendue à sa ceinture.
Violemment projetés en avant, Owen et Carduz roulèrent au pied d’un escalier abrupt que la flamme d’une torche éclairait misérablement. L’endroit, creusé dans les sous-sols, suintait l’humidité et le salpêtre. Sur le palier, au-dessus d’eux, Jacques Tisseron et ses acolytes les observaient froidement, tels des oiseaux de mauvais augure. Dans leurs yeux, toute bienveillance avait disparu.
— Vous montrez enfin votre vrai visage, l’abbé ! siffla Carduz en serrant les poings.
— Qu’est-ce que vous avez fait d’Eyan ? poursuivit Owen, avec rage.
— Il est bien temps de vous poser la question ! Vous auriez dû passer votre chemin, mon garçon, plutôt que de forcer notre enceinte ! Vous en payez le prix, à présent !
— Pourquoi nous avoir reçus avec tant d’égards quand il suffisait de nous mettre dehors ?
— Vous comprendrez bien assez tôt ! En attendant, je vous laisse faire connaissance avec un autre de nos convives. Messieurs !
La lourde porte se referma avec fracas sur la robe brune des quatre religieux, abandonnant les amis d’Eyan au souffle glacé de leur cachot. Carduz s’empara aussitôt du flambeau et, le dressant au-dessus de sa tête, chercha celui dont Tisseron venait de parler. Dans le halo vacillant, il vit soudain apparaître un gamin d’une quinzaine d’années, recroquevillé et grelottant sur la terre mouillée. Immédiatement, Owen se délesta de sa veste et en recouvrit les épaules du malheureux.
— Merci, murmura celui-ci en se redressant.
— Moi, c’est Owen. Et voici le lieutenant Carduz. Et toi ?
— Je m’appelle Daniel.
— Tu es là depuis longtemps ?
— Je ne sais pas très bien… Les moines nous ont recueillis, ma mère et moi, quand notre clan s’est fait attaquer. On était les seuls survivants.
— Ta maman est ici ?
— Non, elle a disparu quelques jours après notre arrivée.
— Disparu ?
— Oui. Tisseron m’a dit qu’elle avait quitté le monastère après qu’il lui a confié ne plus pouvoir assurer notre subsistance. L’abbé prétend qu’elle l’aurait supplié de me garder. Mais je sais que c’est faux. Jamais elle ne m’aurait laissé tomber !
Des larmes coulèrent le long de ses joues maigres et sales, mais sa bouche qu’un affreux rictus déformait n’émit aucune plainte. Owen lui pressa l’épaule avec compassion :
— Elle a sans doute voulu te protéger.
— C’est ce que les frères essayent de faire croire à tous les pauvres types qui arrivent ici. Ils leur racontent un tas de conneries pour justifier la disparition de leurs proches. Mais avec moi, ça ne prend pas ! Je les ai entendu discuter un soir qu’ils me pensaient endormi dans ma cellule ; je sais de quoi ces monstres sont capables !
— Que font-ils ?
— L’Ordre décline. Ils ont besoin de sang neuf pour entretenir le prieuré, pour s’occuper des cultures et prendre soin des aînés. Alors, quand des gens se présentent à la porte, ils les accueillent et s’arrangent pour ne retenir que les garçons. Les autres, ils s’en débarrassent.
— Comment ça ?
— Ils les tuent.
— Attends ! Pourquoi ils feraient ça ? Et pourquoi garder uniquement les garçons ?
— Parce que les vieux sont inutiles et les hommes trop dangereux. Quant aux femmes, elles mettraient la communauté en péril si elles tombaient enceintes.
— Mais pourquoi les assassiner ? Il pourrait les laisser partir !
— Et prendre le risque que ces miséreux reviennent avec une armée de crève-la-faim ! Non, les frères ne sont pas fous. En les supprimant, ils conservent l’endroit secret et échappent aux attaques des autres tribus.
Les confidences de Daniel, au-delà du dégoût qu’elles leur inspiraient, suscitèrent chez Carduz et Owen une vive inquiétude ; s’il était vrai que l’Ordre éliminait les filles, Eyan était en danger ! Peut-être même était-elle déjà morte !
— Après la disparition de maman, j’ai voulu partir, reprit Daniel d’une voix étranglée. J’ai essayé de m’enfuir plusieurs fois, alors ils m'ont jeté au cachot. Mais ça ne m’empêchera pas d’agir ! J’ai juré de me venger, je le ferai ! Et Tisseron est le premier sur ma liste !
Ses mots avaient jailli comme la lumière crue surgit des ténèbres. Owen ne savait pas depuis combien de temps l’adolescent ruminait sa douleur, livré à l’atmosphère corrompue de sa geôle, mais la violence avec laquelle il s’était exprimé ne laissait aucun doute sur ses intentions.
— Daniel, quand les gardiens te donnent-ils à manger ? demanda soudain le lieutenant.
— Le soir, un moine m’apporte un bol de soupe qu’il dépose sur le palier tandis qu’un autre surveille à côté. Je dois me tenir à distance jusqu’à ce qu’ils disparaissent.
— Bien. Voilà ce qu’on va faire. À l’heure du repas, je me cacherai derrière la porte. Vous, vous serez en bas comme les gardes s’y attendent ! Le faible éclairage joue en notre faveur ; ils ne verront pas que vous n’êtes que deux.
— Que voulez-vous faire ?
— Quand le gardien ouvrira, je le pousserai pour qu’il tombe à vos pieds. Vous l’immobiliserez pendant que je m’occuperai de l’autre. À nous trois, on devrait pouvoir s’en sortir.
— Mais, comment comptez-vous faire ! Vous n’avez aucune arme !
— J’ai récupéré ça !
Carduz leva son poing fermé devant le nez des adolescents et écarta les doigts, en souriant. Les garçons le regardèrent, atterrés. Dans le creux de sa paume, l’officier tenait un ustensile de cuisine qu’il avait certainement volé au réfectoire, à l’heure du petit-déjeuner.
— C’est une cuillère, lieutenant !
— Je sais. Nous avons toute la journée pour la rendre aussi tranchante qu’une lame.
Comme des rémouleurs sur leur meule, les trois captifs affûtèrent, à tour de rôle, l’extrémité du couvert, sur la pierre brute des marches. Le travail, particulièrement difficile, leur donnait des crampes, écorchait leurs mains jusqu’au saignement, mais rien n’aurait pu les détourner de la mission qu’ils s’étaient fixée. Vers le milieu de la journée, l’instrument commençait à prendre forme lorsque, soudain, on frappa des coups secs à la porte ; les prisonniers se figèrent, inquiets. Owen grimpa silencieusement les degrés, colla son oreille contre le volet de bois et souffla :
— Qui est là ?
En guise de réponse, un caillou rond et blanc apparut sous l’huis, poussée par une main invisible. Le garçon saisit l’objet avec nervosité.
— Eyan, c’est toi ?
On toqua une nouvelle fois. C’était bien elle ! L’enfant avait réussi à échapper à la vigilance de ses gardiens et avait passé la journée à les chercher au sein du monastère. Owen lui expliqua le plan qu’ils avaient élaboré et lui demanda de se dissimuler à proximité, en attendant l’arrivée des vigiles.
Quelques heures plus tard, des pas résonnaient sur les dalles de pierre qui tapissaient le cloître. La lourde porte s’ouvrit, laissant apparaître l’ombre des geôliers. Le cœur du jeune officier se mit à palpiter furieusement ; oubliant les instructions qu’ils avaient transmises aux garçons, il bondit hors de sa cachette et plongea la pointe de son couteau dans le cou blanc et gras du premier moine. Un violent coup de matraque le projeta alors contre le mur, lui brisant instantanément la nuque. Aussitôt, les adolescents se ruèrent dans l’escalier, sautèrent par-dessus les gisants et empoignèrent avec rage le meurtrier de Carduz. En boule sur le sol, ils luttèrent un long moment pour le désarmer, labourant son visage de leurs ongles noirs, arrachant ses cheveux, lui enfonçant leurs doigts nerveux dans les orbites. Quand le gourdin échappa enfin aux mains de leur agresseur, celui-ci envoya une terrible claque à Daniel qui perdit connaissance. Libéré du jeune homme, le molosse sauta à la gorge d’Owen qui bascula lourdement en arrière, sur les pavés disjoints. Alors qu’il était au bord de la syncope, l’adolescent sentit tout à coup un liquide chaud et poisseux lui éclabousser la figure ; et l’air coula à nouveau dans son larynx ! Pendant de longues minutes, il aspira à grandes goulées le fluide providentiel qui lui redonnait vie. Puis, envahi par un irrépressible haut-le-cœur, il se pencha pour vomir pendant que Daniel, agenouillé près de lui, le soutenait, le poing gauche enserrant encore la matraque qui avait réduit en bouillie le crâne du cerbère.
— Faut pas rester ici !
Daniel saisit le bras d’Owen pour l’aider à se dégager, puis s’approcha d’Eyan qui, prostrée dans un coin, gardait les yeux fixés sur l’immonde dépouille.
— Viens ! lui murmura-t-il, en lui tendant la main.
Dès cet instant, le jeune orphelin prit le contrôle des opérations, entraînant, avec habileté, ses camarades le long des innombrables couloirs qui composaient l’édifice. Arrivé non loin du porche, il attira Owen et son amie dans un renfoncement et leur expliqua ses intentions.
— C’est ici que nos routes se séparent.
— Mais…
— On n’a aucune chance d’en réchapper à trois ! Alors, vous allez faire ce que je vous demande.
Eyan voulut intervenir, mais Daniel la calma, en contenant délicatement les mains que la petite infirme agitait devant lui.
— Écoutez-moi attentivement, reprit-il avec raideur. Derrière ce mur, il y a un vigile qui surveille, en permanence, la porte d’entrée. Je vais faire diversion pour écarter le bonhomme le temps que vous vous échappiez. Vous avez compris ?
Eyan et Owen acquiescèrent en silence. Les trois adolescents restèrent un moment face à face, immobiles et graves, puis Daniel, le regard fiévreux, les poings crispés sur le gourdin leur fit signe de partir. Avec pudeur, le sourcier serra la main du garçon qui venait de lui sauver la vie et saisissant Eyan par le bras, il décampa en direction du portail tandis qu’au-dessus d’eux le bruit fracassant des cloches signalait leur disparition.
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