Dix, onze, douze… les ondes se multipliaient en boucles concentriques à la surface de l’eau. Owen se félicita intérieurement : il avait encore pulvérisé son record. Souvent, lorsqu’il était anxieux, il venait s’isoler au bord du lac afin de s’exercer à l’art délicat du ricochet. Il aimait lancer les cailloux d’un jet fulgurant et regarder la nappe verdâtre se froisser, à chaque rebond, de molles auréoles. Ni Leïla ni Milo n’arrivaient à le battre à ce jeu ! Quand, las de son absence, ils le rejoignaient sur les berges de galets, ils abandonnaient rapidement, dégoûtés par l’écœurante dextérité de leur ami. Owen s’accroupit pour ramasser un nouveau caillou et nota, avec amertume, que le niveau du réservoir avait encore baissé depuis sa dernière escapade. Alimenté par les flots maigres et tortueux de la rivière souterraine qui coulait en amont, le lac se vidait, en effet, un peu plus, chaque année. Dire qu’à l’origine un torrent impétueux filait au fond de la grotte ! Si Paul, son lointain aïeul, avait su que la décrue la menacerait un jour, aurait-il élaboré le projet fou d’y construire le refuge qui abritait aujourd’hui sa descendance ?
Un discret mouvement dans son dos interrompit soudain les tristes réflexions d’Owen. Bien que tous les troglodytes possédassent une ouïe très développée, le garçon était le seul à pouvoir identifier quelqu’un au bruit de ses pas. Sans se retourner, il interpella celle qui avançait avec mille précautions pour ne pas être repérée :
— Salut Leïla !
— Encore à faire des ronds dans l’eau ! Tu ferais mieux de venir avec nous, déclara vivement la jeune fille, un peu vexée d’avoir été si vite démasquée.
— Merci, je préfère rester ici.
— C’est la troisième fois que tu loupes le rituel ! Ça va finir par jaser !
La coutume voulait, en effet, que chaque matin, les membres de la communauté s’exposent une dizaine de minutes aux rayons du soleil, tandis que la brigade veillait aux alentours. Ce dispositif, instauré dès les premiers jours du confinement, permettait à leur organisme de fabriquer la vitamine D, essentielle à la croissance osseuse et à la protection des neurones.
— Et puis ça ne te ferait pas de mal de prendre un peu l’air, espèce de face de craie ! railla sa camarade, contrariée de voir son copain refuser l’invitation.
Owen sourit à la provocation de sa meilleure amie qui, les bras croisés sur la poitrine, le défiait gentiment du regard. Les cheveux blonds attachés en queue de cheval, la silhouette athlétique et le corps impatient, Leïla possédait la fougue et l’impétuosité de sa jeunesse. De nature franche et rebelle, elle manquait souvent de diplomatie, mais aucun de ses proches ne lui en tenait rigueur tant ils savaient l’adolescente dépourvue de malice. Accoutumé à sa rudesse, Owen ne releva pas la pique et s’absorba, à nouveau, dans la contemplation du lac.
— Bon ! Tu viens ! s’agaça l’énergique demoiselle.
— Tu te souviens de nos parties de pêche ? lui demanda-t-il de but en blanc, changeant soudain de conversation.
— Oui !C’est fini tout ça. Allez ! Bouge !
— Au début, on prenait encore des anguilles et quelques sandres. Aujourd’hui, même les silures se font rares !
Leïla connaissait le caractère silencieux et farouche d’Owen qui préférait au fourmillement de la cité le calme relatif de l’étang, mais son observation emplie de nostalgie la surprit ; jamais il ne s’était montré aussi désenchanté.
— Qu’est-ce que t’as ? l’interrogea-t-elle, avec tout le tact dont elle était capable.
— Rien. Vas-y ! Je vous rejoins.
L’adolescente dévisagea son ami, avec perplexité ; malgré ses traits fins, son teint pâle et son corps de brindille, Owen était bien plus solide qu’il ne le paraissait. Du trio qu’ils formaient avec Milo, c’était lui le chef et non elle, contrairement à ce que tout le monde pensait ! Que lui arrivait-il donc ?
— S’il te plaît, insista le garçon en voyant que sa copine ne bougeait pas.
Dépitée, Leïla s’esquiva sans un mot, d’un pas souple et nerveux, abandonnant Owen à sa mélancolie. Son ami la regarda partir le cœur serré : dans quelques semaines, il la quitterait pour accomplir la mission que Krabb lui avait confiée et il n’avait pas eu le courage de le lui annoncer. Il n’en avait d’ailleurs informé personne ! Tout cela était encore tellement confus dans son esprit… Quand leur professeur d’enseignement secondaire l’avait sommé de se rendre auprès du chancelier, il avait d’abord été surpris, puis inquiet ; le dirigeant d’Entias n’avait pas l’habitude de solliciter les membres de la colonie sans raison, encore moins les blancs-becs comme lui, naïfs et sans expérience ! Qu’attendait-il de lui, exactement ? Le garçon se souvint, avec une pointe d’amertume qu’au moment de frapper à la porte du conseil un curieux pressentiment l’avait saisi, mais, au même instant, Krabb avait ouvert, l’invitant silencieusement à entrer.
Aujourd’hui encore, Owen ne savait quoi penser de la décision du sage. Était-il réellement celui qu’il imaginait ? Avait-il assez de courage, assez de persévérance pour se lancer dans le projet que le dignitaire lui avait présenté avec une gravité déconcertante ? Il avait tant de questions et si peu de réponses… La seule chose dont il était sûr était qu’en franchissant le seuil de la prestigieuse assemblée, il avait accepté de sceller son destin à celui de son peuple. Et de ça, désormais, il ne pouvait plus se défaire.