Alignés en quinconce, Charcot et ses hommes poussèrent fermement sur la tige en métal issue des débris d’un traîneau que l’un d’eux était parvenu à dégager des gravats. Plantée en levier à la base du rocher, la barre frémit sous la charge, soulevant de quelques centimètres le bloc de granite que deux compagnons tiraient à eux à l’aide de cordages. Durant un bref instant apparut la silhouette ramassée de la captive, puis la pierre bascula et Marguerite disparue à nouveau.
— On y est presque les gars ! Encore une fois !
— Tenez bon, docteure !
Redoublant d’efforts, les soldats réitérèrent la manœuvre sous les exhortations stimulantes de leur chef. Il fallut néanmoins plusieurs tentatives avant que les militaires ne réussissent à libérer la géante rousse du caveau improvisé dans lequel elle avait bien involontairement trouvé refuge. Avec précaution, on la releva de terre, puis on l’aida à se déplacer jusqu’au traîneau de vivres où Kant avait apprêté une outre d’eau. Après s’être désaltérée, Marguerite rassura les membres de l’équipe sur son état de santé ; hormis les courbatures issues de son acrobatique station sous les pierres et quelques hématomes, elle allait bien.
L’orage définitivement envolé, le commandant se dépêcha d’organiser les secours, car la chaleur grimpait en flèche sous le soleil ardent qui incendiait la plaine comme une langue incandescente, une lave en fusion. Tandis qu’il envoyait Quertin récupérer les adolescents qu’on avait vus courir vers l’arrière, lui et les soldats commencèrent à dégager le sentier à la recherche de survivants.
Pelletées après pelletées, les apprentis terrassiers décaissèrent avec une régularité de métronome les monceaux de gravats, suffoquant dans l’atmosphère de feu qui brûlait leur gorge et enflammait leurs poumons à chaque inspiration. Après plusieurs minutes d’efforts, l’un d’eux vit surgir des décombres un cadavre dont le visage rendu méconnaissable par les impacts envahit le ténébreux Charcot d’un âpre sentiment de culpabilité ; puis ce furent simultanément trois autres corps sans vie que les soldats arrachèrent en gémissant à la montagne de pierres. Sans rien laisser paraître de son désarroi, le commandant ordonna aux hommes d’aligner la dépouille des disparus au pied d’un haut rocher en forme de dolmen. Là, malgré la morsure brûlante du soleil, militaires et scientifiques se recueillirent un long moment devant les corps meurtris de leurs camarades avant que Charcot, le teint blême et les lèvres crispées, les couvre pudiquement d’un linceul en mylar chatoyant.
Le sentier déblayé, les soldats récupérèrent quelques jerrycans qui n’étaient pas endommagés, des sacs de nourriture et une partie de l’équipement utilisé par les chercheurs. Tandis qu’ils chargeaient l’ensemble sur les chariots intacts, Marguerite courut, accompagnée de Quertin, au chevet de Milo. Entourée par les adolescents qui la regardaient faire avec inquiétude, elle posa une attelle sur la cheville brisée puis demanda au sergent de confectionner une civière pour transporter le jeune blessé. Une heure plus tard, les marcheurs reprenaient la route, laissant leurs quatre compagnons de voyage à jamais endormis sous le fragile rempart des couvertures isothermes qui scintillaient funestement au soleil.
Ils arrivèrent au fortin avant midi, le corps douloureux et l’âme emplie de chagrin. Pourtant, ils ne bronchèrent pas lorsque le commandant leur ordonna de se mettre immédiatement au travail ; avant d’aménager le bivouac, ils inspectèrent ainsi chaque maison, entreposèrent les vivres et le matériel, s’occupèrent des blessés, puis montèrent une barricade à l’entrée du village. Ce n’est qu’au crépuscule qu’ils purent enfin se libérer de la fatigue et de la tension nerveuse qui les accablaient depuis le matin.
Le lendemain, Charcot convoquait les chercheurs et les officiers de la brigade à une réunion de crise.
— Wecquel ! Vous avez effectué l’inventaire. Quel est l’état des stocks ?
— Un quart des réserves alimentaires a été détruit, mon commandant, cependant les réservoirs d’eau sont presque tous intacts. Il nous manque également des matelas, des tentes, des couvertures ainsi que les combinaisons de rechange.
— Et le matériel scientifique ? s’enquit le militaire en se tournant vers Alberti.
— Nous aurons un peu de mal à effectuer nos relevés. Kant et moi avons perdu la moitié de nos instruments de laboratoire.
— Et vous, Marguerite ?
— J’ai pu retrouver l’essentiel de mes accessoires dans les décombres, mais je n’ai plus les fioles de médicaments que j’avais préparées avant le départ. J’espère pouvoir en reconstituer quelques-uns avec ce que nous trouverons en chemin.
— Et les blessés ?
— Par miracle, il y en a peu. Des bleus et des bosses pour la majorité d’entre nous. Donald et Milo sont les plus gravement touchés. Grâce à l’intervention de Kant, notre cher professeur récupérera l’usage de son bras assez rapidement, mais pour Milo, c’est une autre histoire. Il souffre d’une double fracture qu’il faut réduire au plus vite.
— Pouvez-vous l’opérer ?
— Oui. J’ai le matériel, mais il me manque l’anesthésiant.
— Et si vous faisiez sans ?
— C’est possible, mais je doute que Milo supporte la douleur. À moins que....
Marguerite se pencha vers le jeune Carduz et lui demanda, le regard brillant :
— Dites-moi, lieutenant ! Vos soldats ont-ils toujours leur gourde de potion magique ?
— Je vous demande pardon… balbutia l’homme dans ses bacchantes en pointe.
— Allez ! Carduz ! Pas de simagrées ! Je suis au courant ! intervint, froidement, Charcot.
— Eh, bien… commença le moustachu mal à l’aise, j’ai entendu dire, en effet, que certains d’entre eux avaient fabriqué une rincette à base d’algues distillées.
— Je pense que ça pourrait faire l’affaire.
Lorsque Marguerite lui fit ingurgiter la liqueur en question, Milo que la douleur rendait nerveux se relâcha instantanément. La docteure en profita pour remettre en place les os fracturés, puis plâtra le garçon du genou aux orteils. Sur ses conseils, Charcot décida de maintenir le bivouac quelques jours afin de permettre à l’adolescent de se rétablir.
La troupe immobilisée, Quertin s’attela à confectionner un fauteuil roulant pour faciliter le transport du jeune blessé. Dans un des garages du hameau, il découvrit une vieille bicyclette piquée de rouille qu’il eut l’idée d’assembler avec le reste des luges endommagées. L’engin eut beaucoup de succès et l’inventivité du bonhomme fut même saluée par le commandant d’ordinaire très avare en compliments. C’est que l’initiative du sergent arrivait à point nommé ! Alberti venait en effet de prédire qu’au-delà du val, les plaines désertiques se métamorphoseraient bientôt en étendues couvertes d’une végétation identique à celle des savanes d’autrefois.
— Il est même possible que nous devions nous frayer un chemin parmi des herbes plus hautes que nous, avait ajouté le géologue avec emphase.
— Hum, avait répondu Charcot d’un air dubitatif.
Cependant, il n’avait pas tardé à faire transformer les traîneaux en charrettes, exploitant, sans vergogne, l’ingénieuse invention du soldat.
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